Trump : make America or Europa great again?
Lorsque Donald Trump fut candidat
à l’investiture du Parti républicain, les experts se montrèrent quasiment
unanimes. Le personnage, un milliardaire, magnat de l’immobilier et animateur
de shows télévisés, avait certes du bagout, mais ne devait guère passer le
stade des élections primaires. Jeb Bush, plus chaleureux que son père et plus
intelligent que son frère –tous deux anciens présidents,
était considéré comme le favori du Parti républicain. On présentait, paradoxe
pour cette République démocratique, une configuration déjà vue d’un duel entre
(Jeb) Bush et (Hillary) Clinton, sénatrice et épouse de Bill Clinton, hôte de
la Maison- Blanche entre les mandats des deux Bush. À la surprise générale,
Donald Trump emporta l’investiture républicaine. Les leaders du Parti démocrate
se frottaient déjà les mains. Un personnage aussi fantasque, grossier et
ignorant des dossiers ne pouvait qu’être balayé par Hillary Clinton. La plupart
des analystes et spécialistes des États- Unis tiraient une conclusion
similaire. Faisant exception, le cinéaste Michael Moore expliquait dès l’été
2016 pourquoi Donald Trump allait, selon lui, l’emporter. Mais c’était un
personnage jugé lui- même excessif et les amis des États- Unis, en Europe et en
France, ne lui avaient pas encore pardonné ses critiques acerbes de George W.
Bush qui auraient, selon eux, alimenté l’anti- américanisme. Pourtant, le
pronostic de Michael Moore s’est révélé plus exact que celui de bien des
experts. Ces derniers ont sans doute confondu leurs désirs (voir à la Maison-
Blanche une partisane de solides liens transatlantiques) et la réalité. Cet
épisode n’est pas sans rappeler un autre, plus ancien, de l’histoire politique
américaine. À l’élection de Richard Nixon –lui- même peu apprécié des élites
intellectuelles américaines une journaliste du New York Times avait déclaré : «
Je ne comprends pas pourquoi Nixon a été élu, je ne connais personne qui a voté
pour lui ! » Peut- être que son cercle de connaissances n’était pas assez
élargi… Enrico Letta, doyen de la très select École des affaires
internationales de Sciences Po, raconte une histoire comparable. Ayant organisé
une élection fictive avec pour votants ses étudiants américains, il fut frappé
par le résultat. Donald Trump ne recueillit qu’une seule voix, les autres se
partageant entre Bernie Sanders et Hillary Clinton (le vote avait lieu avant le
résultat des primaires1).Au cours de la campagne, Donald Trump avait effrayé le
monde entier, notamment par ses propos racistes et sexistes révulsant les
défenseurs des droits humains. Les atlantistes2 étaient, quant à eux, plus
effrayés par ses déclarations sur l’obsolescence de l’OTAN, son admiration
ouverte pour le président russe, Vladimir Poutine, ou son désir affirmé de ne
plus assurer la défense des alliés euro-péens, japonais et sud- coréen. Alors
que les milieux de l’OTAN ne cessaient d’alerter sur la montée de la menace
russe, à l’œuvre avec l’annexion de la Crimée, sur ses interférences en Ukraine
ou bien son indéfectible soutien à Bachar al- Assad, voir arriver à la Maison-
Blanche un président qui voulait se lier d’amitié avec Vladimir Poutine et
prendre ses distances avec l’OTAN les angoissait profondément. Les Européens
allaient être livrés à eux- mêmes, abandonnés, laissés sans défense. Les
milieux atlantistes étaient aussi décontenancés que les staliniens lorsque
Mikhaïl Gorbatchev arriva au pouvoir et initia la perestroïka. Tout ce en quoi
ils avaient cru pendant des décennies (« Washington nous guide et nous protège
», pour les atlantistes, « Moscou exerce sur nos pays une autorité absolue au
nom d’une idéologie commune », pour les staliniens) s’écroulait. Mais il était
logique que des dirigeants de régime exerçant le pouvoir par la répression
policière et n’ayant pas, quarante ans après leur libération du nazisme par
l’Armée rouge, su se créer une légitimité nationale et faisant subir à leur
population répression politique et restrictions économiques, prennent peur de
voir disparaître la poigne de fer de Moscou. C’est elle seule qui leur
permettait d’exercer le pouvoir. Mais pourquoi des dirigeants de pays
démocratiques, de brillants intellectuels, avaient- ils peur d’être abandonnés
par les États- Unis ? Pourquoi cette angoisse d’être livrés à eux- mêmes vingt-
cinq ans après la fin de la guerre froide ? Pourquoi ce sentiment de ne pas
pouvoir se débrouiller seuls, d’être dépecés, de ne pouvoir voler de leurs
propres ailes ? Une seule explication possible : la dépendance sécuritaire
vis-à- vis des États- Unis. Toute dépendance, qu’elle soit à la nicotine, au
crack ou au chocolat, provoque une accoutumance dont il est difficile de
sortir. Il faut souvent se faire aider pour y parvenir. Les Européens sont
shootés à la dépendance stratégique américaine. Il leur faut une dose
régulière, sinon ils se trouvent en situation de manque. L’oncle Sam bénéficie
d’un monopole sur le marché d’une drogue particulièrement affectionnée par les
Européens : la sécurité. Nous sommes ses junkies stratégiques. Cette dépendance
trouve ses origines historiques au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Seuls
les États- Unis pouvaient défendre les Européens contre l’ogre soviétique.
Comme souvent, les premières doses ont été gratuites. Puis, un prix a été fixé
et augmenté régulièrement, au fur et à mesure que l’accoutumance se renforçait.
Nous n’avions plus le choix ou du moins nous pensions ne plus l’avoir. Il
existait en réalité des traitements alternatifs, mais les États- Unis, régulièrement
et avec autant d’obstination que de savoir- faire, réussissaient à les
décrédibiliser. Aussi, il apparaissait moins risqué de ne rien changer, car la
dépendance peut également provoquer, si on arrive à être régulièrement approvisionné,
un sentiment rassurant de confort. L’Europe, détruite, avait besoin de la
protection américaine contre la menace soviétique. Reconstruite, elle continue
à se maintenir dans une dépendance volontaire. La menace disparue, elle
maintient, et même renforce, cette dépendance. Désormais, le dealer nous frappe
et nous insulte ; pourtant, nous continuons à l’implorer. Si les Européens ont
cru pouvoir être rassurés par la présence, auprès de Donald Trump arrivé au pouvoir,
de généraux au fait des questions stratégiques et donc favorables à l’Alliance,
et si ce dernier a pu –au- delà de provocations grossières envoyer quelques
signaux positifs aux Européens, son ton s’est durci en 2018 pour passer aux
insultes et aux menaces à la fin du printemps. Donald Trump ne considère pas
les Européens comme des alliés. Hubert Védrine a très bien résumé la situation
: « Les Européens sont un peu dans la situation de catholiques qui verraient
revenir un pape Borgia qui twitterait que l’Évangile ne compte plus. Que faire
? Obéir au pape parce que c’est le Saint- Père ? Attendre la suite en faisant
la politique de l’autruche ? Ou juger que c’est intolérable et décrocher ? Et
cela prépare Luther et le protestantisme1. »Dès lors, comment réagir ? Faut- il
courber l’échine en espérant que le fouet frappe à côté ou que le coup ne soit
pas trop douloureux ? Faut- il faire profil bas en espérant que ce n’est qu’un
mauvais moment à passer et que la raison – et un nouveau président – l’emporte
? Mais il faudrait attendre 2020. L’espoir d’un impeachment express nourri par
certains a vite été dissipé ; quand bien même celui- ci surviendrait, Mike
Pence, plus radical que Donald Trump sur de nombreux points, lui succéderait,
ce qui n’arrangerait en rien les affaires des Européens. Il va peut- être même
falloir patienter jusqu’en 2024, car Donald Trump pourrait très bien être réélu.
Ne faut- il pas plutôt prendre le taureau par les cornes et réagir plus
vivement en se disant que le comportement de ce dernier est excessif et que son
successeur a, de toute façon, peu de chance d’être un multilatéraliste
convaincu ? Donald Trump est une menace, faisons- en un défi à relever.
Profitons de son excessivité et du sentiment de répulsion qu’il suscite pour
sortir d’une dépendance qui n’a plus lieu d’être et qui est dangereuse pour
notre santé stratégique. Son message est limpide. Pour lui, il n’y a pas
d’alliés, mais des vassaux qui doivent obéissance. Il méprise les autres
nations. Aux Européens de ne pas mériter ce mépris. Il n’y a même plus l’ambiguïté
d’une domination sympathique et chaleureuse, comme au temps de Bill Clinton ou
de Barack Obama. La manière dont Donald Trump a non seulement dénoncé l’accord
sur le nucléaire iranien, contre l’avis de ses alliés, mais, plus encore,
menacé de sanctions ceux qui ne suivraient pas la ligne fixée unilatéralement,
devrait éveiller les consciences. Nous sommes entrés dans une époque
radicalement nouvelle qui ne laisse que peu de choix : accepter de nous faire
brutaliser et faire triompher Donald Trump. Make America great again deviendra
alors une réalité. Le président des États- Unis aura réussi à ôter toute
indépendance aux Européens (et aux alliés asiatiques) et à établir avec eux un
rapport de subordination qui ne serait pas sans rappeler celui des pays membres
du pacte de Varsovie envers l’URSS. Si notre dépendance est si ancrée que nous
n’osons en sortir, même en étant rançonnés et violentés, il pourra se féliciter
des succès de sa politique de brutalité ; profiter de cet instant pour enfin faire de
l’Europe un véritable pôle de puissance autonome, briser un lien de dépendance
que nous jugerions inutile, douloureux, coûteux, voire dangereux. Dès lors,
l’Europe pourrait devenir un acteur global, prônant la multipolarité. Et si
Donald Trump réussissait, paradoxalement, à redonner sa grandeur à l’Europe ?
Alliés ou vassaux ?
Si les alliés européens se faisaient des illusions
sur le respect qu’ils inspirent à Donald Trump, le sommet de l’OTAN des 11 et
12 juillet 2018 aurait dû les ramener à la réalité. Rarement – en fait jamais–
un président américain n’a été aussi grossier à l’égard de ses alliés. Ce terme
correspond- il d’ailleurs encore à la réalité ? Ce ne sont pas simplement de
classiques divergences de vues qui sont en cause. Lorsqu’il était aux affaires,
Henry Kissinger parlait déjà de « malentendus transatlantiques ». Ils sont
consubstantiels à une alliance entre nations de poids et responsabilités inégales,
appartenant à des continents différents. Mais, avec Donald Trump, on entre dans
une autre dimension. Sa grossièreté prouve en fait qu’il prend les Européens
pour ses valets de pied. Il leur donne des instructions, comme il le ferait
dans son milieu personnel et privé, et ne semble pas comprendre pourquoi il
devrait en aller autrement. Son mépris et son incompréhension –et en fait sa
méconnaissance absolue– de l’Europe viennent de loin.
Donald Trump parlait en 2011 d’une « Europe socialiste ». Ce n’était pas un
compliment dans sa bouche et c’était par ailleurs méconnaître totalement les
réalités politiques. Selon lui, la crise financière que traversait le continent
n’était aucunement le problème des États- Unis, dont le rôle déclencheur était
pourtant patent, sans d’ailleurs qu’aucun responsable n’ait été sanctionné. Par
la suite, en juin 2013, il critiquait l’euro « mis en place pour nuire aux États-
Unis » et qui était selon lui condamné1. Il a soutenu le Brexit contre lequel
Barack Obama avait lutté, y voyant sans doute –mais
peut- être à tort– un moyen d’affai-blir l’Union
européenne. En avril 2018, recevant des élus des zones rurales américaines,
Donald Trump déclara : « Quand vous pensez à l’Union européenne, vous pensez à
quelque chose d’amical, de sympathique, dit- il, mais en réalité ils sont très
brutaux avec nous2. » Le même mois, il évoque une Union européenne « créée pour
profiter des États- Unis ».Lors d’un meeting dans le Montana le 5 juillet 2018, Donald Trump déclarait à la chancelière
allemande : « Vous savez, Angela, nous vous protégeons, et cela signifie
beaucoup plus pour vous, parce que je ne sais pas quelle protection nous
obtenons en vous protégeant. […] Je vais dire à l’OTAN que vous devez commencer
à payer vos factures. Les États- Unis ne vont pas s’oc-cuper de tout. » En juin
2018, un mois avant le sommet de l’OTAN, Donald Trump avait écrit à Angela
Merkel : « La limitation continue des dépenses de défense de l’Allemagne menace
la sécurité de l’Alliance et fournit un prétexte aux autres pays pour ne pas
réaliser leurs engagements en matière de dépenses militaires. » Il attaquait
l’Allemagne qu’il accusait d’être captive des Russes via l’achat de gaz et le
soutien apporté au projet de gazoduc North Stream 2, qui doit directement
relier l’Allemagne à la Russie par la mer Baltique et, donc, en contournant
l’Ukraine. « L’Allemagne est totalement contrôlée par la Russie, car elle va
tirer 60 à 70 % de son énergie du pipeline avec la Russie. » Angela Merkel répliqua
: « Nous ne sommes prisonniers ni de la Russie ni des États- Unis. » Un
parallèle qu’elle n’avait jamais osé dresser auparavant…Avant le sommet de
l’OTAN de juillet 2017, Trump déclara : « De nombreux pays ne paient pas ce
qu’ils devraient, et franchement de nombreux pays nous doivent un énorme paquet
d’argent depuis des années. Nous protégeons l’Allemagne, nous protégeons la
France… Nous protégeons tous ces pays. » Au sommet de l’Alliance de 2014, il
avait été décidé que les pays de l’OTAN réserveraient 20 % de leur budget
militaire à l’achat d’équipements majeurs. En 2017, le nombre de pays
respectant cet engagement est passé de 14 à 24. Trump s’en félicitait. On le
comprend : où la plupart des pays allaient- ils acheter leurs équipements
majeurs ? Pour la plupart, aux États- Unis. Au sommet de l’OTAN de juillet
2018, il était prévu d’augmenter encore les capacités de défense contre la
Russie en mettant en œuvre une force de 30bataillons
mécanisés, 3 escadres aériennes et 30navires de
combat. Tout devait être prêt en trente jours. Il était également prévu de
créer un nouveau commandement (génial, il crée des postes en plus !) à Norfolk
et d’inviter la Macédoine à rejoindre l’OTAN (aucun intérêt militaire, mais
satis-faisant la boulimie de l’OTAN). Craignant que Donald Trump ne décide de
tout abandonner – comme il l’avait fait peu avant au sommet du G7 au Canada–, ses proches conseillers en matière de sécurité avaient
tout préparé pour que les dispositions soient prises avant le sommet Eux ont en
effet clairement conscience que l’OTAN n’est pas un fardeau, mais un formidable
levier : « Ainsi, selon le New York
International Tribune en date du
9 août 2018, des officiels américains de haut rang ont
cherché à empêcher le président Trump de renverser un accord formel lors du
dernier sommet de l’OTAN. Ils ont poussé les ambassadeurs à le conclure avant
la tenue du sommet, afin d’éviter ce scénario. Il fallait s’assurer que malgré
les réserves de Trump, les diplomates de l’OTAN mettraient en œuvre des
initiatives, y compris celles suggérées par le Pentagone, pour améliorer la
défense alliée contre la Russie. »En apparence, le sommet de l’OTAN de juillet
2018 s’est terminé sur un accord général puisque les pays européens ont
réaffirmé leur engagement de porter à 2 % de leur PIB leurs dépenses de défense
d’ici 2024. Donald Trump triomphait : « Je crois en l’OTAN », déclara- t-il.
Mais il attribuait le succès à ses menaces : « Ils pouvaient être inquiets, car
mercredi, j’étais extrêmement insatisfait de ce qui allait se produire et ils
ont considérablement renforcé leur engagement. » Les petits élèves ont été
ramenés à la raison par l’admonestation du maître. Jens Stoltenberg, le secrétaire
général de l’OTAN, se félicitait d’avoir assisté en 2017 « à la plus grande
augmentation des dépenses militaires en Europe et au Canada depuis vingt- cinq
ans1 ». Emmanuel Macron s’est réjoui que l’OTAN sorte « beaucoup plus forte de
ce sommet ». Donald Trump a également déclaré que l’OTAN était plus forte que
deux jours auparavant. Jens Stoltenberg attribue le mérite des engagements
budgétaires européens au président
américain : « C’est grâce à vous, lui dit- il. Votre message a eu un impact. »
Message ? Plutôt menaces et chantages, désormais consacrés comme moyens de
relations entre l’Europe et les États- Unis par le secrétaire général de
l’OTAN. Le 10 juillet 2018, Donald Tusk, le président du Conseil européen,
déclarait que « l’Amérique n’a pas et n’aura jamais un meilleur allié que
l’Europe aujourd’hui. Les Européens dépensent pour leur défense bien plus que
la Russie et autant que la Chine et je pense que vous ne doutez pas, monsieur
le président, qu’il s’agit d’un investissement commun pour la défense et la
sécurité américaine et européenne, ce qu’on ne peut pas dire avec autant de
confiance à propos des dépenses russe et chinoise ». Toujours cette volonté
d’être bien vu par le président américain et de se signaler comme fidèle et
loyal. Jens Stoltenberg pouvait se réjouir à l’issue du sommet de l’OTAN.
Pendant un quart de siècle, nombre de pays européens ont réduit leur budget
militaire de milliards de dollars. Aujourd’hui, ils repartent presque tous à la
hausse1. Mais pour quelle stratégie ? Et quels objectifs ? Pour contrer une
menace russe qui, sur le seul plan militaire, est plus fantasmée que réelle ?
C’est l’exemple type de prédictions autoréalisatrices. L’augmentation des
budgets militaires de l’OTAN contribue à la crispation de Moscou. Au sommet de
l’OTAN de juillet 2018, Trump a même demandé aux pays européens de consacrer 4
% de leur PIB aux dépenses militaires. Les Européens se conduisent comme une
femme battue ou un enfant maltraité qui nient devant le juge la réalité des
faits et qui, sous l’effet de la dépendance, protègent le parent violent.
Entamer en chœur « Tout va très bien, madame la marquise » alors que chacun
s’aperçoit que le château brûle n’est guère crédible. Mais cela pourrait être
l’occasion de proclamer à l’inverse : « Ça suffit ! Non, monsieur le président
des États- Unis, nous ne continuerons pas longtemps à courber l’échine sous les
insultes, à sourire devant votre mépris, à tendre l’autre joue pour recevoir
une autre gifle. » Le 13 juillet 2018, en visite à Londres, Donald Trump
déclarait que le projet de Theresa May de conserver une étroite relation
économique avec l’Union européenne après le Brexit « tuerait probablement la
possibilité de conclure un accord de libre- échange avec les États- Unis ».
Pour faire bonne mesure, il dit de Boris Johnson qui venait de démissionner de
son poste de ministre des Affaires étrangères en défiant Theresa May qu’il
ferait un excellent Premier ministre. Cette façon de traiter avec aussi peu de
respect le chef du gouvernement britannique ne plaide pas pour le maintien
d’une « relation spéciale ». Un homme aux convictions atlantistes aussi
profondes que Wolfgang Ischinger, responsable de la conférence sur la sécurité
de Munich, alla jusqu’à suggérer que l’Europe, abandonnée par les États- Unis,
élabore un plan B et estime que le message envoyé par Donald Trump est clair :
« L’ère de l’hégémonie bienveillante semble révolue et l’Europe y est
extrêmement mal préparée1. »Au cours de l’été 2017, Angela Merkel avait déjà
déclaré qu’il était temps que l’Europe prenne en main son propre destin.
Déclaration singulière pour une chancelière allemande, de surcroît chrétienne-
démocrate, mais qui traduisait son irritation d’être ainsi maltraitée par le président
des États-Unis. Ce dernier cajole Kim Jong- un et insulte ses alliés européens
au moment où ceux- ci sont sécuritairement indépendants, sauf à croire la fable
d’une menace russe contre laquelle, comme au temps de la guerre froide, seul
Washington peut nous protéger, ou qu’on mette en garde contre une menace
terroriste existentielle que Washington a largement contribué au fil des ans à
susciter et à renforcer. Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères,
pourtant présenté comme atlantiste, déclarait le 22août
2018 que l’Atlantique s’était élargie et que ce changement devait survivre à la
présidence de Donald Trump. Il ajoutait que s’il avait la volonté de travailler
avec les États- Unis, il refusait d’accepter « que soit décidée à notre insu
une politique dont nous devrions supporter les coûts1 ».L’attitude de Donald Trump
a créé un véritable traumatisme en Allemagne. Berlin réunifiée, l’Allemagne
n’avait plus besoin de la protection américaine. Si l’Allemagne porte à 2 % de
son PIB ses dépenses de défense, son budget militaire sera de 70 milliards
d’euros, supérieur de 10milliards à l’actuel budget
russe (et de 20milliards par rapport à celui de la
France). Une analyse froide de la situation, en se débarrassant des réflexes
acquis depuis près de 80ans, change la perspective.
Dans son discours devant les ambassadeurs, le 27 août 2018, Emmanuel Macron déclarait : « Des
alliances (issues de la guerre froide) ont aujourd’hui encore toute leur
pertinence, mais les équilibres, parfois les automatismes, sur lesquels elles
s’étaient bâties, sont à revisiter. » Il déclarait également : « L’Europe ne
peut plus remettre sa sécurité aux seuls États- Unis. » Lors du dîner offert
aux ambassadeurs le lendemain, Florence Parly, la ministre des Armées,
martelait le thème de l’autonomie stratégique. Durant sa campagne élec-torale,
Emmanuel Macron avait développé le thème du gaullo- mitterrandisme, l’opposant
au néoconservatisme qu’il reprochait à ses deux prédécesseurs1. Ni de Gaulle ni
Mitterrand, pourtant en période de guerre froide, ne seraient restés sans
réaction face aux agissements de Donald Trump. Mais d’ailleurs aucun président
américain ne se serait autorisé un tel comportement, y compris en période de
guerre froide. Il y a donc pour le moins une fenêtre d’opportunité pour avancer
vers l’autonomie stratégique européenne si souvent évoquée et jamais réalisée.
Toutes les planètes sont alignées. Reste la volonté de mettre en marche le
mouvement et de passer des paroles aux actes, ne serait- ce que pour ne pas
abandonner aux États- Unis ceux qui ont une vision plus multilatéraliste du
monde. Céder à Donald Trump équivaut à les abandonner. Il est indispensable de
renouer un lien différent avec les États- Unis, qui se base sur le caractère
extraordinairement ouvert et dynamique de sa société, en refusant d’obéir à la
bêtise à front de taureau de l’autre partie. Nous devons rééquilibrer la relation
de 1945. Dans notre intérêt –mais aussi dans celui à long terme des États- Unis–, il convient de réinventer la relation transatlantique À
cet égard, atlantistes et occidentalistes, qui plaident de facto pour le
maintien d’un lien de soumission, sont les pires adversaires des relations
transatlantiques. Celles- ci ne pourront perdurer à long terme que sur la base
de relations égalitaires et non de dépendance. L’ukase de Trump sur l’Iran nous
conduit à réfléchir à la meilleure manière de trouver d’autres canaux de
relation. On peut imaginer mettre en place une extraterritorialité à
l’européenne, équilibre par l’escalade pour parvenir à un équilibre par le bas,
tout comme le déploiement d’euromissiles américains, équilibre par le haut,
avait conduit dans les années 1980 à un équilibre par le bas. Il faudrait créer
un Office of Foreign Assets Control (OFAC) européen, afin
d’extraterritorialiser nos propres normes et de retrouver une position de
force. Les Européens ont besoin du marché américain, mais les Américains ont tout
autant besoin du marché européen. Pourquoi commencer une négociation en position
de défaite ? Alors que l’euro avait été créé pour être une monnaie de
souveraineté, il n’est pas utilisé : ce n’est pas normal. Un projet, notamment
promu par Federica Mogherini, envisage de créer un « véhicule spécial » ad hoc,
qui permettrait de continuer à commercer avec l’Iran en évitant d’utiliser le
dollar. En tant que tel, c’est déjà une nouvelle capitale. La haute
représentante européenne pour la diplomatie a pris une initiative très
novatrice, de nature à promouvoir la souveraineté européenne. John Bolton a
immédiatement réagi à ce projet : « Nous n’avons pas l’intention de permettre à
l’Iran ou à quiconque d’éviter nos sanctions. » Il parle aux Européens comme un
maître d’école s’adresserait à des élèves au 19e siècle. Cette
situation n’est pas admissible, d’autant plus que les Américains ont décidé
d’exempter certains pays –Chine, Inde, Corée du Sud, Turquie–
de sanctions, même s’ils continuaient à acheter du pétrole iranien. En
acceptant, on se retrouve dans la même situation que celle des pays satellites
de l’Union soviétique durant la guerre froide. C’est déshonorant, indigne et
dangereux. Quelle sera notre crédibilité sur la scène mondiale, si nous cédons
à ce chantage (par ailleurs sélectif) ? Ne faut- il pas, ne serait- ce que pour
faire bouger les lignes aux États- Unis, montrer que ce chantage n’est pas
payant ? Qu’il peut au contraire mettre en danger leurs intérêts à long terme
et affaiblir le rôle du dollar ? Les arguments moraux n’ébranleront pas le
paysage politique américain. En revanche, l’établissement de rapports de forces
plus avantageux conduira Washington à mener une politique différente. Ce projet
de « véhicule spécial » est encore flou ; peut- être faudrait- il accélérer sa
mise en œuvre pour démontrer aux États- Unis que nous sommes des acteurs
sérieux de la scène internationale, et non des moutons bêlants et passifs. Pour
l’heure, et par peur des représailles américaines, aucun pays ne veut héberger
cet OFAC. Par sa vision et sa tradition, la France est sans doute la mieux
placée. Elle déclencherait le même type de soutien que lorsqu’elle s’était
opposée à la guerre d’Irak en 2002-2003.Le 8mai 2018,
Bruno Lemaire avait déclaré : « Il n’est pas acceptable que les États- Unis
soient le gendarme de la planète. » Emmanuel Macron, tout en voulant conserver
une bonne relation personnelle avec Donald Trump, est certainement le dirigeant
occidental qui s’est le plus opposé à ce dernier. Il s’est maintes fois inscrit
dans la ignée gaullo- mitterrandiste. Il se trouve face à une tâche historique
gigantesque, avec les risques que cela suppose. C’est justement le moment
d’avoir le courage de dire non à l’insupportable ; c’est ce genre de
comportement qui fait la popularité et le prestige de la France. Si nous
bais-sons la tête, Donald Trump pourra dire qu’il a « rendu sa grandeur à
l’Amérique », mais également qu’il a rétréci les autres nations, celles de
l’Europe en tête. La dépendance a créé des habitudes en Europe. La peur de la
Russie est agitée comme un chiffon rouge pour ne pas en sortir. En Allemagne, les
militaires sont biberonnés à l’OTAN, qui est leur seul horizon. Les industriels
de l’ar-mement voient, eux, que les Américains veulent les faire disparaître.
Les politiques sont partagés : effarés par Trump, ils craignent de voir le
marché américain se fermer à leurs exportations de voitures. Si la France et
l’Allemagne ne se mettent pas d’accord pour aller vers l’autonomie stratégique
européenne, entraînant avec eux les quelques pays désireux de préserver leur
indépendance, l’Europe sera vassalisée. Après l’Iran, avec qui Washington nous
interdira-t-il de commercer ?
Extrait du: (Éditions Eyrolles, 2019)
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