lundi 21 octobre 2019

Requiem Pour le monde occidental: Relever le défi Trump


Trump : make America  or Europa great again?
Lorsque Donald Trump fut candidat à l’investiture du Parti républicain, les experts se montrèrent quasiment unanimes. Le personnage, un milliardaire, magnat de l’immobilier et animateur de shows télévisés, avait certes du bagout, mais ne devait guère passer le stade des élections primaires. Jeb Bush, plus chaleureux que son père et plus intelligent que son frère –tous deux anciens présidents, était considéré comme le favori du Parti républicain. On présentait, paradoxe pour cette République démocratique, une configuration déjà vue d’un duel entre (Jeb) Bush et (Hillary) Clinton, sénatrice et épouse de Bill Clinton, hôte de la Maison- Blanche entre les mandats des deux Bush. À la surprise générale, Donald Trump emporta l’investiture républicaine. Les leaders du Parti démocrate se frottaient déjà les mains. Un personnage aussi fantasque, grossier et ignorant des dossiers ne pouvait qu’être balayé par Hillary Clinton. La plupart des analystes et spécialistes des États- Unis tiraient une conclusion similaire. Faisant exception, le cinéaste Michael Moore expliquait dès l’été 2016 pourquoi Donald Trump allait, selon lui, l’emporter. Mais c’était un personnage jugé lui- même excessif et les amis des États- Unis, en Europe et en France, ne lui avaient pas encore pardonné ses critiques acerbes de George W. Bush qui auraient, selon eux, alimenté l’anti- américanisme. Pourtant, le pronostic de Michael Moore s’est révélé plus exact que celui de bien des experts. Ces derniers ont sans doute confondu leurs désirs (voir à la Maison- Blanche une partisane de solides liens transatlantiques) et la réalité. Cet épisode n’est pas sans rappeler un autre, plus ancien, de l’histoire politique américaine. À l’élection de Richard Nixon –lui- même peu apprécié des élites intellectuelles américaines une journaliste du New York Times avait déclaré : « Je ne comprends pas pourquoi Nixon a été élu, je ne connais personne qui a voté pour lui ! » Peut- être que son cercle de connaissances n’était pas assez élargi… Enrico Letta, doyen de la très select École des affaires internationales de Sciences Po, raconte une histoire comparable. Ayant organisé une élection fictive avec pour votants ses étudiants américains, il fut frappé par le résultat. Donald Trump ne recueillit qu’une seule voix, les autres se partageant entre Bernie Sanders et Hillary Clinton (le vote avait lieu avant le résultat des primaires1).Au cours de la campagne, Donald Trump avait effrayé le monde entier, notamment par ses propos racistes et sexistes révulsant les défenseurs des droits humains. Les atlantistes2 étaient, quant à eux, plus effrayés par ses déclarations sur l’obsolescence de l’OTAN, son admiration ouverte pour le président russe, Vladimir Poutine, ou son désir affirmé de ne plus assurer la défense des alliés euro-péens, japonais et sud- coréen. Alors que les milieux de l’OTAN ne cessaient d’alerter sur la montée de la menace russe, à l’œuvre avec l’annexion de la Crimée, sur ses interférences en Ukraine ou bien son indéfectible soutien à Bachar al- Assad, voir arriver à la Maison- Blanche un président qui voulait se lier d’amitié avec Vladimir Poutine et prendre ses distances avec l’OTAN les angoissait profondément. Les Européens allaient être livrés à eux- mêmes, abandonnés, laissés sans défense. Les milieux atlantistes étaient aussi décontenancés que les staliniens lorsque Mikhaïl Gorbatchev arriva au pouvoir et initia la perestroïka. Tout ce en quoi ils avaient cru pendant des décennies (« Washington nous guide et nous protège », pour les atlantistes, « Moscou exerce sur nos pays une autorité absolue au nom d’une idéologie commune », pour les staliniens) s’écroulait. Mais il était logique que des dirigeants de régime exerçant le pouvoir par la répression policière et n’ayant pas, quarante ans après leur libération du nazisme par l’Armée rouge, su se créer une légitimité nationale et faisant subir à leur population répression politique et restrictions économiques, prennent peur de voir disparaître la poigne de fer de Moscou. C’est elle seule qui leur permettait d’exercer le pouvoir. Mais pourquoi des dirigeants de pays démocratiques, de brillants intellectuels, avaient- ils peur d’être abandonnés par les États- Unis ? Pourquoi cette angoisse d’être livrés à eux- mêmes vingt- cinq ans après la fin de la guerre froide ? Pourquoi ce sentiment de ne pas pouvoir se débrouiller seuls, d’être dépecés, de ne pouvoir voler de leurs propres ailes ? Une seule explication possible : la dépendance sécuritaire vis-à- vis des États- Unis. Toute dépendance, qu’elle soit à la nicotine, au crack ou au chocolat, provoque une accoutumance dont il est difficile de sortir. Il faut souvent se faire aider pour y parvenir. Les Européens sont shootés à la dépendance stratégique américaine. Il leur faut une dose régulière, sinon ils se trouvent en situation de manque. L’oncle Sam bénéficie d’un monopole sur le marché d’une drogue particulièrement affectionnée par les Européens : la sécurité. Nous sommes ses junkies stratégiques. Cette dépendance trouve ses origines historiques au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Seuls les États- Unis pouvaient défendre les Européens contre l’ogre soviétique. Comme souvent, les premières doses ont été gratuites. Puis, un prix a été fixé et augmenté régulièrement, au fur et à mesure que l’accoutumance se renforçait. Nous n’avions plus le choix ou du moins nous pensions ne plus l’avoir. Il existait en réalité des traitements alternatifs, mais les États- Unis, régulièrement et avec autant d’obstination que de savoir- faire, réussissaient à les décrédibiliser. Aussi, il apparaissait moins risqué de ne rien changer, car la dépendance peut également provoquer, si on arrive à être régulièrement approvisionné, un sentiment rassurant de confort. L’Europe, détruite, avait besoin de la protection américaine contre la menace soviétique. Reconstruite, elle continue à se maintenir dans une dépendance volontaire. La menace disparue, elle maintient, et même renforce, cette dépendance. Désormais, le dealer nous frappe et nous insulte ; pourtant, nous continuons à l’implorer. Si les Européens ont cru pouvoir être rassurés par la présence, auprès de Donald Trump arrivé au pouvoir, de généraux au fait des questions stratégiques et donc favorables à l’Alliance, et si ce dernier a pu –au- delà de provocations grossières envoyer quelques signaux positifs aux Européens, son ton s’est durci en 2018 pour passer aux insultes et aux menaces à la fin du printemps. Donald Trump ne considère pas les Européens comme des alliés. Hubert Védrine a très bien résumé la situation : « Les Européens sont un peu dans la situation de catholiques qui verraient revenir un pape Borgia qui twitterait que l’Évangile ne compte plus. Que faire ? Obéir au pape parce que c’est le Saint- Père ? Attendre la suite en faisant la politique de l’autruche ? Ou juger que c’est intolérable et décrocher ? Et cela prépare Luther et le protestantisme1. »Dès lors, comment réagir ? Faut- il courber l’échine en espérant que le fouet frappe à côté ou que le coup ne soit pas trop douloureux ? Faut- il faire profil bas en espérant que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et que la raison – et un nouveau président – l’emporte ? Mais il faudrait attendre 2020. L’espoir d’un impeachment express nourri par certains a vite été dissipé ; quand bien même celui- ci surviendrait, Mike Pence, plus radical que Donald Trump sur de nombreux points, lui succéderait, ce qui n’arrangerait en rien les affaires des Européens. Il va peut- être même falloir patienter jusqu’en 2024, car Donald Trump pourrait très bien être réélu. Ne faut- il pas plutôt prendre le taureau par les cornes et réagir plus vivement en se disant que le comportement de ce dernier est excessif et que son successeur a, de toute façon, peu de chance d’être un multilatéraliste convaincu ? Donald Trump est une menace, faisons- en un défi à relever. Profitons de son excessivité et du sentiment de répulsion qu’il suscite pour sortir d’une dépendance qui n’a plus lieu d’être et qui est dangereuse pour notre santé stratégique. Son message est limpide. Pour lui, il n’y a pas d’alliés, mais des vassaux qui doivent obéissance. Il méprise les autres nations. Aux Européens de ne pas mériter ce mépris. Il n’y a même plus l’ambiguïté d’une domination sympathique et chaleureuse, comme au temps de Bill Clinton ou de Barack Obama. La manière dont Donald Trump a non seulement dénoncé l’accord sur le nucléaire iranien, contre l’avis de ses alliés, mais, plus encore, menacé de sanctions ceux qui ne suivraient pas la ligne fixée unilatéralement, devrait éveiller les consciences. Nous sommes entrés dans une époque radicalement nouvelle qui ne laisse que peu de choix : accepter de nous faire brutaliser et faire triompher Donald Trump. Make America great again deviendra alors une réalité. Le président des États- Unis aura réussi à ôter toute indépendance aux Européens (et aux alliés asiatiques) et à établir avec eux un rapport de subordination qui ne serait pas sans rappeler celui des pays membres du pacte de Varsovie envers l’URSS. Si notre dépendance est si ancrée que nous n’osons en sortir, même en étant rançonnés et violentés, il pourra se féliciter des succès de sa politique de brutalité ;  profiter de cet instant pour enfin faire de l’Europe un véritable pôle de puissance autonome, briser un lien de dépendance que nous jugerions inutile, douloureux, coûteux, voire dangereux. Dès lors, l’Europe pourrait devenir un acteur global, prônant la multipolarité. Et si Donald Trump réussissait, paradoxalement, à redonner sa grandeur à l’Europe ?
Alliés ou vassaux ?
Si les alliés européens se faisaient des illusions sur le respect qu’ils inspirent à Donald Trump, le sommet de l’OTAN des 11 et 12 juillet 2018 aurait dû les ramener à la réalité. Rarement – en fait jamais– un président américain n’a été aussi grossier à l’égard de ses alliés. Ce terme correspond- il d’ailleurs encore à la réalité ? Ce ne sont pas simplement de classiques divergences de vues qui sont en cause. Lorsqu’il était aux affaires, Henry Kissinger parlait déjà de « malentendus transatlantiques ». Ils sont consubstantiels à une alliance entre nations de poids et responsabilités inégales, appartenant à des continents différents. Mais, avec Donald Trump, on entre dans une autre dimension. Sa grossièreté prouve en fait qu’il prend les Européens pour ses valets de pied. Il leur donne des instructions, comme il le ferait dans son milieu personnel et privé, et ne semble pas comprendre pourquoi il devrait en aller autrement. Son mépris et son incompréhension –et en fait sa méconnaissance absolue de l’Europe viennent de loin. Donald Trump parlait en 2011 d’une « Europe socialiste ». Ce n’était pas un compliment dans sa bouche et c’était par ailleurs méconnaître totalement les réalités politiques. Selon lui, la crise financière que traversait le continent n’était aucunement le problème des États- Unis, dont le rôle déclencheur était pourtant patent, sans d’ailleurs qu’aucun responsable n’ait été sanctionné. Par la suite, en juin 2013, il critiquait l’euro « mis en place pour nuire aux États- Unis » et qui était selon lui condamné1. Il a soutenu le Brexit contre lequel Barack Obama avait lutté, y voyant sans doute –mais peut- être à tort– un moyen d’affai-blir l’Union européenne. En avril 2018, recevant des élus des zones rurales américaines, Donald Trump déclara : « Quand vous pensez à l’Union européenne, vous pensez à quelque chose d’amical, de sympathique, dit- il, mais en réalité ils sont très brutaux avec nous2. » Le même mois, il évoque une Union européenne « créée pour profiter des États- Unis ».Lors d’un meeting dans le Montana le 5 juillet 2018, Donald Trump déclarait à la chancelière allemande : « Vous savez, Angela, nous vous protégeons, et cela signifie beaucoup plus pour vous, parce que je ne sais pas quelle protection nous obtenons en vous protégeant. […] Je vais dire à l’OTAN que vous devez commencer à payer vos factures. Les États- Unis ne vont pas s’oc-cuper de tout. » En juin 2018, un mois avant le sommet de l’OTAN, Donald Trump avait écrit à Angela Merkel : « La limitation continue des dépenses de défense de l’Allemagne menace la sécurité de l’Alliance et fournit un prétexte aux autres pays pour ne pas réaliser leurs engagements en matière de dépenses militaires. » Il attaquait l’Allemagne qu’il accusait d’être captive des Russes via l’achat de gaz et le soutien apporté au projet de gazoduc North Stream 2, qui doit directement relier l’Allemagne à la Russie par la mer Baltique et, donc, en contournant l’Ukraine. « L’Allemagne est totalement contrôlée par la Russie, car elle va tirer 60 à 70 % de son énergie du pipeline avec la Russie. » Angela Merkel répliqua : « Nous ne sommes prisonniers ni de la Russie ni des États- Unis. » Un parallèle qu’elle n’avait jamais osé dresser auparavant…Avant le sommet de l’OTAN de juillet 2017, Trump déclara : « De nombreux pays ne paient pas ce qu’ils devraient, et franchement de nombreux pays nous doivent un énorme paquet d’argent depuis des années. Nous protégeons l’Allemagne, nous protégeons la France… Nous protégeons tous ces pays. » Au sommet de l’Alliance de 2014, il avait été décidé que les pays de l’OTAN réserveraient 20 % de leur budget militaire à l’achat d’équipements majeurs. En 2017, le nombre de pays respectant cet engagement est passé de 14 à 24. Trump s’en félicitait. On le comprend : où la plupart des pays allaient- ils acheter leurs équipements majeurs ? Pour la plupart, aux États- Unis. Au sommet de l’OTAN de juillet 2018, il était prévu d’augmenter encore les capacités de défense contre la Russie en mettant en œuvre une force de 30bataillons mécanisés, 3 escadres aériennes et 30navires de combat. Tout devait être prêt en trente jours. Il était également prévu de créer un nouveau commandement (génial, il crée des postes en plus !) à Norfolk et d’inviter la Macédoine à rejoindre l’OTAN (aucun intérêt militaire, mais satis-faisant la boulimie de l’OTAN). Craignant que Donald Trump ne décide de tout abandonner – comme il l’avait fait peu avant au sommet du G7 au Canada, ses proches conseillers en matière de sécurité avaient tout préparé pour que les dispositions soient prises avant le sommet Eux ont en effet clairement conscience que l’OTAN n’est pas un fardeau, mais un formidable levier : « Ainsi, selon le New York  International Tribune  en date du 9 août 2018, des officiels américains de haut rang ont cherché à empêcher le président Trump de renverser un accord formel lors du dernier sommet de l’OTAN. Ils ont poussé les ambassadeurs à le conclure avant la tenue du sommet, afin d’éviter ce scénario. Il fallait s’assurer que malgré les réserves de Trump, les diplomates de l’OTAN mettraient en œuvre des initiatives, y compris celles suggérées par le Pentagone, pour améliorer la défense alliée contre la Russie. »En apparence, le sommet de l’OTAN de juillet 2018 s’est terminé sur un accord général puisque les pays européens ont réaffirmé leur engagement de porter à 2 % de leur PIB leurs dépenses de défense d’ici 2024. Donald Trump triomphait : « Je crois en l’OTAN », déclara- t-il. Mais il attribuait le succès à ses menaces : « Ils pouvaient être inquiets, car mercredi, j’étais extrêmement insatisfait de ce qui allait se produire et ils ont considérablement renforcé leur engagement. » Les petits élèves ont été ramenés à la raison par l’admonestation du maître. Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, se félicitait d’avoir assisté en 2017 « à la plus grande augmentation des dépenses militaires en Europe et au Canada depuis vingt- cinq ans1 ». Emmanuel Macron s’est réjoui que l’OTAN sorte « beaucoup plus forte de ce sommet ». Donald Trump a également déclaré que l’OTAN était plus forte que deux jours auparavant. Jens Stoltenberg attribue le mérite des engagements budgétaires européens  au président américain : « C’est grâce à vous, lui dit- il. Votre message a eu un impact. » Message ? Plutôt menaces et chantages, désormais consacrés comme moyens de relations entre l’Europe et les États- Unis par le secrétaire général de l’OTAN. Le 10 juillet 2018, Donald Tusk, le président du Conseil européen, déclarait que « l’Amérique n’a pas et n’aura jamais un meilleur allié que l’Europe aujourd’hui. Les Européens dépensent pour leur défense bien plus que la Russie et autant que la Chine et je pense que vous ne doutez pas, monsieur le président, qu’il s’agit d’un investissement commun pour la défense et la sécurité américaine et européenne, ce qu’on ne peut pas dire avec autant de confiance à propos des dépenses russe et chinoise ». Toujours cette volonté d’être bien vu par le président américain et de se signaler comme fidèle et loyal. Jens Stoltenberg pouvait se réjouir à l’issue du sommet de l’OTAN. Pendant un quart de siècle, nombre de pays européens ont réduit leur budget militaire de milliards de dollars. Aujourd’hui, ils repartent presque tous à la hausse1. Mais pour quelle stratégie ? Et quels objectifs ? Pour contrer une menace russe qui, sur le seul plan militaire, est plus fantasmée que réelle ? C’est l’exemple type de prédictions autoréalisatrices. L’augmentation des budgets militaires de l’OTAN contribue à la crispation de Moscou. Au sommet de l’OTAN de juillet 2018, Trump a même demandé aux pays européens de consacrer 4 % de leur PIB aux dépenses militaires. Les Européens se conduisent comme une femme battue ou un enfant maltraité qui nient devant le juge la réalité des faits et qui, sous l’effet de la dépendance, protègent le parent violent. Entamer en chœur « Tout va très bien, madame la marquise » alors que chacun s’aperçoit que le château brûle n’est guère crédible. Mais cela pourrait être l’occasion de proclamer à l’inverse : « Ça suffit ! Non, monsieur le président des États- Unis, nous ne continuerons pas longtemps à courber l’échine sous les insultes, à sourire devant votre mépris, à tendre l’autre joue pour recevoir une autre gifle. » Le 13 juillet 2018, en visite à Londres, Donald Trump déclarait que le projet de Theresa May de conserver une étroite relation économique avec l’Union européenne après le Brexit « tuerait probablement la possibilité de conclure un accord de libre- échange avec les États- Unis ». Pour faire bonne mesure, il dit de Boris Johnson qui venait de démissionner de son poste de ministre des Affaires étrangères en défiant Theresa May qu’il ferait un excellent Premier ministre. Cette façon de traiter avec aussi peu de respect le chef du gouvernement britannique ne plaide pas pour le maintien d’une « relation spéciale ». Un homme aux convictions atlantistes aussi profondes que Wolfgang Ischinger, responsable de la conférence sur la sécurité de Munich, alla jusqu’à suggérer que l’Europe, abandonnée par les États- Unis, élabore un plan B et estime que le message envoyé par Donald Trump est clair : « L’ère de l’hégémonie bienveillante semble révolue et l’Europe y est extrêmement mal préparée1. »Au cours de l’été 2017, Angela Merkel avait déjà déclaré qu’il était temps que l’Europe prenne en main son propre destin. Déclaration singulière pour une chancelière allemande, de surcroît chrétienne- démocrate, mais qui traduisait son irritation d’être ainsi maltraitée par le président des États-Unis. Ce dernier cajole Kim Jong- un et insulte ses alliés européens au moment où ceux- ci sont sécuritairement indépendants, sauf à croire la fable d’une menace russe contre laquelle, comme au temps de la guerre froide, seul Washington peut nous protéger, ou qu’on mette en garde contre une menace terroriste existentielle que Washington a largement contribué au fil des ans à susciter et à renforcer. Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères, pourtant présenté comme atlantiste, déclarait le 22août 2018 que l’Atlantique s’était élargie et que ce changement devait survivre à la présidence de Donald Trump. Il ajoutait que s’il avait la volonté de travailler avec les États- Unis, il refusait d’accepter « que soit décidée à notre insu une politique dont nous devrions supporter les coûts1 ».L’attitude de Donald Trump a créé un véritable traumatisme en Allemagne. Berlin réunifiée, l’Allemagne n’avait plus besoin de la protection américaine. Si l’Allemagne porte à 2 % de son PIB ses dépenses de défense, son budget militaire sera de 70 milliards d’euros, supérieur de 10milliards à l’actuel budget russe (et de 20milliards par rapport à celui de la France). Une analyse froide de la situation, en se débarrassant des réflexes acquis depuis près de 80ans, change la perspective. Dans son discours devant les ambassadeurs, le 27  août 2018, Emmanuel Macron déclarait : « Des alliances (issues de la guerre froide) ont aujourd’hui encore toute leur pertinence, mais les équilibres, parfois les automatismes, sur lesquels elles s’étaient bâties, sont à revisiter. » Il déclarait également : « L’Europe ne peut plus remettre sa sécurité aux seuls États- Unis. » Lors du dîner offert aux ambassadeurs le lendemain, Florence Parly, la ministre des Armées, martelait le thème de l’autonomie stratégique. Durant sa campagne élec-torale, Emmanuel Macron avait développé le thème du gaullo- mitterrandisme, l’opposant au néoconservatisme qu’il reprochait à ses deux prédécesseurs1. Ni de Gaulle ni Mitterrand, pourtant en période de guerre froide, ne seraient restés sans réaction face aux agissements de Donald Trump. Mais d’ailleurs aucun président américain ne se serait autorisé un tel comportement, y compris en période de guerre froide. Il y a donc pour le moins une fenêtre d’opportunité pour avancer vers l’autonomie stratégique européenne si souvent évoquée et jamais réalisée. Toutes les planètes sont alignées. Reste la volonté de mettre en marche le mouvement et de passer des paroles aux actes, ne serait- ce que pour ne pas abandonner aux États- Unis ceux qui ont une vision plus multilatéraliste du monde. Céder à Donald Trump équivaut à les abandonner. Il est indispensable de renouer un lien différent avec les États- Unis, qui se base sur le caractère extraordinairement ouvert et dynamique de sa société, en refusant d’obéir à la bêtise à front de taureau de l’autre partie. Nous devons rééquilibrer la relation de 1945. Dans notre intérêt –mais aussi dans celui à long terme des États- Unis, il convient de réinventer la relation transatlantique À cet égard, atlantistes et occidentalistes, qui plaident de facto pour le maintien d’un lien de soumission, sont les pires adversaires des relations transatlantiques. Celles- ci ne pourront perdurer à long terme que sur la base de relations égalitaires et non de dépendance. L’ukase de Trump sur l’Iran nous conduit à réfléchir à la meilleure manière de trouver d’autres canaux de relation. On peut imaginer mettre en place une extraterritorialité à l’européenne, équilibre par l’escalade pour parvenir à un équilibre par le bas, tout comme le déploiement d’euromissiles américains, équilibre par le haut, avait conduit dans les années 1980 à un équilibre par le bas. Il faudrait créer un Office of Foreign Assets Control (OFAC) européen, afin d’extraterritorialiser nos propres normes et de retrouver une position de force. Les Européens ont besoin du marché américain, mais les Américains ont tout autant besoin du marché européen. Pourquoi commencer une négociation en position de défaite ? Alors que l’euro avait été créé pour être une monnaie de souveraineté, il n’est pas utilisé : ce n’est pas normal. Un projet, notamment promu par Federica Mogherini, envisage de créer un « véhicule spécial » ad hoc, qui permettrait de continuer à commercer avec l’Iran en évitant d’utiliser le dollar. En tant que tel, c’est déjà une nouvelle capitale. La haute représentante européenne pour la diplomatie a pris une initiative très novatrice, de nature à promouvoir la souveraineté européenne. John Bolton a immédiatement réagi à ce projet : « Nous n’avons pas l’intention de permettre à l’Iran ou à quiconque d’éviter nos sanctions. » Il parle aux Européens comme un maître d’école s’adresserait à des élèves au 19e siècle. Cette situation n’est pas admissible, d’autant plus que les Américains ont décidé d’exempter certains pays –Chine, Inde, Corée du Sud, Turquie de sanctions, même s’ils continuaient à acheter du pétrole iranien. En acceptant, on se retrouve dans la même situation que celle des pays satellites de l’Union soviétique durant la guerre froide. C’est déshonorant, indigne et dangereux. Quelle sera notre crédibilité sur la scène mondiale, si nous cédons à ce chantage (par ailleurs sélectif) ? Ne faut- il pas, ne serait- ce que pour faire bouger les lignes aux États- Unis, montrer que ce chantage n’est pas payant ? Qu’il peut au contraire mettre en danger leurs intérêts à long terme et affaiblir le rôle du dollar ? Les arguments moraux n’ébranleront pas le paysage politique américain. En revanche, l’établissement de rapports de forces plus avantageux conduira Washington à mener une politique différente. Ce projet de « véhicule spécial » est encore flou ; peut- être faudrait- il accélérer sa mise en œuvre pour démontrer aux États- Unis que nous sommes des acteurs sérieux de la scène internationale, et non des moutons bêlants et passifs. Pour l’heure, et par peur des représailles américaines, aucun pays ne veut héberger cet OFAC. Par sa vision et sa tradition, la France est sans doute la mieux placée. Elle déclencherait le même type de soutien que lorsqu’elle s’était opposée à la guerre d’Irak en 2002-2003.Le 8mai 2018, Bruno Lemaire avait déclaré : « Il n’est pas acceptable que les États- Unis soient le gendarme de la planète. » Emmanuel Macron, tout en voulant conserver une bonne relation personnelle avec Donald Trump, est certainement le dirigeant occidental qui s’est le plus opposé à ce dernier. Il s’est maintes fois inscrit dans la ignée gaullo- mitterrandiste. Il se trouve face à une tâche historique gigantesque, avec les risques que cela suppose. C’est justement le moment d’avoir le courage de dire non à l’insupportable ; c’est ce genre de comportement qui fait la popularité et le prestige de la France. Si nous bais-sons la tête, Donald Trump pourra dire qu’il a « rendu sa grandeur à l’Amérique », mais également qu’il a rétréci les autres nations, celles de l’Europe en tête. La dépendance a créé des habitudes en Europe. La peur de la Russie est agitée comme un chiffon rouge pour ne pas en sortir. En Allemagne, les militaires sont biberonnés à l’OTAN, qui est leur seul horizon. Les industriels de l’ar-mement voient, eux, que les Américains veulent les faire disparaître. Les politiques sont partagés : effarés par Trump, ils craignent de voir le marché américain se fermer à leurs exportations de voitures. Si la France et l’Allemagne ne se mettent pas d’accord pour aller vers l’autonomie stratégique européenne, entraînant avec eux les quelques pays désireux de préserver leur indépendance, l’Europe sera vassalisée. Après l’Iran, avec qui Washington nous interdira-t-il de commercer ?


Extrait du:               (Éditions Eyrolles, 2019)


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