jeudi 1 novembre 2018


Afrique subsaharienne : la mondialisation par le bas
Une Afrique des contradictions

Les discours afro-optimistes minorent les différences entre pays et inégalités dans les pays d’Afrique. Il y a bien une insertion, très ancienne, du continent dans la globalisation, et des poches de territoires  concernées par la dynamique de la mondialisation actuelle. Mais les instruments de mesure aujourd’hui utilisés rendent mal compte de la diversité des situations africaines. Depuis le début des années 2000, même si le progrès des économies et de l’état de droit est indéniable au sud du Sahara, ces évolutions sont contrastées, à nuancer et à contextualiser pour éviter d’aboutir à ce que l’on nomme artefact en sciences humaines et produit de communication en langue profane. Le discours afro-optimiste est mobilisateur, mais c’est un discours performatif qui provient des milieux économiques et de la communication. Et il peut produire des dégâts, a fortiori quand il déborde dans la sphère médiatique et celle des demi-experts.
Des fragilités persistantes
Même après une décennie de progrès, il faut en revenir à quelques points fondamentaux pour pouvoir situer l’Afrique subsaharienne. Les regards afro-optimistes à la base de l’engouement pour le continent se sont surtout tournés vers les chiffres d’évolution de la croissance économique qui, inscrits dans un état du monde global, illustrent de bonnes performances. Mais les afro-optimistes ont pudiquement ignoré d’autres indicateurs. Sur les 56 pays fragiles du classement de 2016 de  l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – classement réalisé sur la base d’indicateurs économiques, environnementaux, politiques, sécuritaires et sociétaux –, figurent 35 pays d’Afrique subsaharienne. Autrement dit, quasiment les trois quarts des pays de la zone (35 sur 48). Quels que soient les autres classements (indice du développement humain, PIB par habitant), l’Afrique subsaharienne se retrouve en queue de peloton. Ainsi, si l’on regarde les 31 pays au plus faible PIB par tête dans le monde, 27 se trouvent au sud du Sahara. Cet état de fait s’est même aggravé ces 30 dernières années, les autres zones où se trouvaient beaucoup de pays à faible revenu (Amérique latine, Asie du Sud, Caraïbes…) ayant globalement connu des évolutions plus positives. Ainsi, même si l’on voit apparaître – surtout dans les villes – des nouvelles classes moyennes, et que le taux de pauvreté  diminue (56 %  en  1990,  43  % 1.  Le seuil de la pauvreté absolue étant fixé par la Banque mondiale à 1,9 dollar par jour en  2013),  l’essor  démographique  est  tellement  vigoureux  que  le  nombre  de pauvres augmente. Dans un rapport publié en 2015-2016, la Banque mondiale afrmait que le nombre de personnes vivant dans une situation de pauvreté abso-lue en Afrique subsaharienne était de 347 millions en 2015, alors que ce nombre était de 284 millions en 1990.En dépit des signes positifs enregistrés dans certains pays comme l’Éthiopie, l’Afrique présente un taux d’industrialisation inférieur à celui d’il y a quelques décennies. En effet, le secteur manufacturier participe au PIB du continent à hau-teur de 11 % en 2013, contre 12 % en 1980. En 1970, l’Afrique représentait 3 % de la production industrielle du monde contre 1,5 % aujourd’hui. Pris dans son ensemble, le PIB de lAfrique subsaharienne est à peu près équivalent à celui de la France, et deux économies (Nigeria et Afrique du Sud) pèsent plus de la moitié de ce PIB, alors qu’à l’autre bout les 30 économies les plus fragiles représentent moins de 10 % du total. Ces indicateurs doivent évidemment être  considérés avec quelque distance, tant les appareils statistiques nationaux du continent sont  fréquemment défaillants et les choix de méthodologie de calcul discutables.  Ainsi le PIB du Nigeria augmente-t-il de 90 % entre 2012 et 2013, passant de 264 à 510 milliards de dollars, du fait d’un simple changement du mode de calcul de cet indicateur…Enfin, depuis la période des indépendances, l’Afrique abrite en moyenne 35 à 45 % des conflits armés de la planète, alors même que la population africaine représente de 9 à 15 % de la population mondiale. Certes, ce type de comptabilité est toujours discutable et dépend fortement des seuils retenus pour qualifier de conflit un épisode violent. Les grands conflits de la période de la guerre froide et des années 1990 semblent, il est vrai, révolus – à l’exception des conflits au Sud-Soudan et autour de Boko Haram, qui ont généré chacun plusieurs dizaines de milliers de victimes –, mais le nombre de conflits locaux et les parts de territoire échappant au contrôle direct des États sont en augmentation constante ces dernières années. De plus, l’architecture régionale de sécurité censée pallier les faiblesses sécuritaires de certains États n’a que faiblement progressé et reste toujours fortement dépendante de soutiens extra-africains, de manière directe (opérations de l’Organisation des Nations unies – ONU – lutte contre la piraterie, interventions de la France au Sahel…), et surtout via les financements. Ainsi le G5-Sahel, structure créée en 2014 par la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad pour coopérer dans la lutte contre les risques transnationaux (terrorisme, groupes armés, problèmes frontaliers, trafics…) est-il très majoritairement financé par le Fonds européen de développement (FED).Même  l’Union africaine (UA), organisation phare du continent, prompte à dénoncer le néocolonialisme des puissances étrangères extra-africaines, tolère pourtant, presque 55 ans après la création de l’OUA, que son budget soit,  horresco referens, assuré à plus de 50 % par des partenaires occidentaux.
L’Afrique subsaharienne et la globalisation
L’Afrique subsaharienne a, depuis le début des années 2000, connu un accroissement des investissements direct étrangers (IDE), de ses échanges avec le reste du monde, ainsi qu’une multiplication de ses partenaires économiques et commerciaux. On ne peut cependant pas parler d’une mondialisation  de l’Afrique, celle-ci étant effective depuis fort longtemps, mais sous des modalités particulières : économie de comptoirs, ou transsaharienne, qui a connecté les économies subsahariennes à l’Europe, à l’Afrique du Nord, à l’Inde, à l’Asie et au Proche-Orient ; colonisation, avec ses modes d’échange particuliers avec les métropoles ; économies africaines post-indépendances, pourvoyeuses de matières premières et donc très connectées aux marchés mondiaux de ces produits – beaucoup plus qu’aux économies voisines. La phase de croissance et de transformation économique à l’œuvre depuis le début des années 2000 témoigne-t-elle d’une nouvelle insertion de l’Afrique subsaharienne dans la globalisation ? Si l’on observe la structure des échanges nationaux, force est de constater que cette phase d’expansion économique ne correspond pas à une transformation radicale du mode d’insertion de l’Afrique subsaharienne dans la globalisation. Cette région du monde reste en effet pourvoyeuse de matières premières (pétrole, gaz, produits miniers et agricoles, grumes…) pas ou faiblement transformés,  et demeure importatrice nette d’une grande partie de ses besoins en produits transformés. On ne peut certes pas décrire une économie à la seule lumière des échanges, et cette lecture ne rendrait pas justice à des transformations internes importantes, ainsi qu’à une grande variété de trajectoires nationales, mais la structure des échanges montre que l’Afrique subsaharienne reste largement dans une économie d’extraversion. Voici une quinzaine d’années, la Banque mondiale conseillait aux pays africains d’abaisser leur système d’imposition et de taxation sur l’activité minière. La finalité était que ces économies puissent attirer davantage d’investisseurs, et ainsi envisager une transformation sur place, génératrice d’emplois et de plus-values dans les territoires. Or la Banque mondiale n’est plus sur cette ligne, constatant, en dépit d’un boom subséquent de ces investissements, une quasi- absence de transformation dans les territoires. En effet les acteurs du secteur, visant les marchés mondiaux et constatant la médiocrité des infrastructures – notamment un déficit très pénalisant de fourniture d’électricité –, choisissent d’évacuer les minerais et de les transformer ailleurs. Les experts de la Banque mondiale conseillent désormais à certains pays de relever le niveau de taxation du secteur, seule façon de générer des revenus.
 Une faible cohésion territoriale des économies nationales
Derrière le terme d’économies nationales, les territoires peuvent ainsi juxtaposer des poches d’économies dynamiques, étroitement connectées à la globalisation mais beaucoup moins aux autres espaces locaux, et donc avec une faible capacité à entraîner le reste de l’économie. Les politiques d’équipement en infrastructures conduisent ainsi à la promotion et au renforcement des régions urbaines les mieux dotées, et des « corridors ». Ces politiques ne font souvent que renforcer cette configuration de l’économie d’extraversion. Même s’il est vrai, par ailleurs, que nombre de pays ont fait des efforts significatifs, depuis le début du millénaire, pour densifier leurs réseaux de communication internes et leurs liaisons internationales (l’Afrique australe en est le meilleur exemple) Cette faible cohésion territoriale des économies nationales revêt bien d’autres aspects. Parfois, ce sont des régions entières qui, pratiquement, ne font pas partie de l’économie nationale. La zone du lac Tchad et de Diffa, au Niger, est au regard des circuits marchands connectée aux États du Nord et du Nigeria, bien plus qu’à l’ouest du Niger ; d’ailleurs on y utilise davantage la naira (monnaie nigériane) sur les marchés que le franc CFA. Au Mali, la zone de Kidal et de Gao n’est pas intégrée à l’économie nationale malienne mais l’est beaucoup plus à des espaces marchands et économiques qui vont de l’Algérie au Niger et au Nigeria. Les statistiques sous-évaluent, quand elles ne les méconnaissent pas entièrement, des pans entiers des économies du continent, paresseusement qualifiés d’informels. On regroupe en effet sous ce terme à la fois les activités de vendeurs de rues qui jouent leur survie au quotidien, des ateliers et des petites et moyennes entreprises qui ont fait le choix de la non-formalisation, des pans entiers d’activités rurales mais aussi du commerce au long cours pratiqué par des communautés de  commerçants (réseau haoussa en Afrique de l’Ouest par exemple).L’étude de la circulation de certains produits aiderait pourtant à mieux comprendre les économies africaines et leur place dans la mondialisation : pays entrepôts et de transfert en termes de trafics (cocaïne, cigarettes…), économies dépotoirs où le monde se débarrasse de produits invendables ailleurs (voitures en bout de course, friperie de deuxième main, vieux concentrés de tomates chinois introduits sur le continent par des réseaux maeux, cigarettes aux forts taux d’additifs, gasoil toxique…), réseaux marchands (africains et asiatiques) de produits chinois bas de gamme ayant contribué à saborder ce qui restait d’industrie en Afrique. Les diasporas africaines, de plus en plus nombreuses et installées dans un nombre beaucoup plus étendu de pays – pensons notamment aux communautés africaines de Canton, ou encore aux réseaux marchands mourides –, constituent des atouts importants du continent dans la mondialisation et participent d’une vitalité économique qui échappe aux comptabilités nationales. Bien sûr, les évolutions mesurées par les appareils statistiques nationaux sont bien réelles, et l’Afrique est aussi, du fait de l’enrichissement d’une partie de sa population, et de l’expansion de ses classes moyennes, un marché de consommation de plus en plus courtisé. Mais on ne peut pas comprendre l’évolution de l’Afrique subsaharienne sans prendre en compte cette mondialisation par le bas.
Extrait de la revue « Ramses 2018 »

Remarque : L’article est disponible sur la plateforme Youtube :
« https://www.youtube.com/watch?v=EBWtj1ZGAIU&t »

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