jeudi 1 novembre 2018

Afrique : quelle émergence ? Un triangle croissance/dynamique démographique/inégalités


Afrique : quelle émergence ?
Un triangle croissance/dynamique démographique/inégalités
Depuis deux décennies, les transformations économiques et démographiques du continent africain sont incontestables. Cette émergence, parfois décrite comme globale, laisse cependant subsister de vastes différences entre pays et d’importantes inégalités internes. La croissance démographique et urbaine constitue un des défis  massifs de l’avenir proche. En mars 2015, Abidjan accueillait la première Conférence internationale sur l’émergence de l’Afrique (CIEA). La majorité des États africains sont désormais lancés dans leurs plans ou visions « émergence », avec des objectifs de « croissance et transformation » pour l’horizon 2020-2030. Utilisé abondamment, ce terme est néanmoins particulièrement vague. Il traduit surtout un récit : celui d’un futur réputé désirable pour le continent. Vaste opération de communication ou réel changement de direction ? Des transformations : croissance  et dynamisme démographique Depuis les années 2000, le continent africain a connu d’importantes transformations économiques et démographiques. Les indicateurs mettent en évidence ses bonnes performances économiques, ainsi qu’un dynamisme démographique couplé au phénomène d’urbanisation. Le rapport « Lions on the Move » du cabinet de McKinsey (2010) a largement contribué à populariser les performances économiques du continent. Il a mis en avant le dynamisme des économies africaines, dont les taux de croissance figurent parmi les plus élevés du monde : croissance annuelle moyenne de 5,4 % entre 2000 et 2010 (plus de deux fois le rythme des années 1980 et 1990). Cette tendance lourde ne peut cependant masquer la grande diversité des situations des pays (croissance avoisinant les 10 % en Éthiopie, en Angola et en Sierra Leone ; inférieure à 3 % au Gabon, au Liberia ou au Togo…).Le deuxième rapport du cabinet (2016), plus mitigé, met en évidence une baisse significative  du  taux  de  croissance  (3,3  %  entre  2010  et  2015)  et  des  écarts qui se creusent entre les pays. Selon le rapport « Perspectives économiques en Afrique » (PEA) de 2016, c’est désormais en Afrique subsaharienne – et non en Afrique du Nord – que la croissance est la plus soutenue (4,2 % – hors Afrique du Sud en 2015). La dynamique est particulièrement portée par l’Afrique de l’Est, avec un taux de 6,3 %. Dans son ensemble, le continent affiche en 2016 une des croissances les plus rapides, derrière l’Asie de l’Est.
Les dynamiques démographiques du continent sont tout aussi imposantes. La population africaine a augmenté de plus de 370 millions d’habitants entre 2000 et 2015, atteignant près d’1,2 milliard d’habitants (contre 814 millions en 2000), selon le rapport PEA de 2016. Les situations nationales sont néanmoins disparates. Le Nigeria, pays africain le plus peuplé (195 millions en 2016) représente 1/6e de la population subsaharienne contre à peine 1/30e de la surface du continent. Selon les projections globales, la part de la population africaine dans la population mondiale devrait avoisiner les 20 % en 2030 et dépasser les 25 % en 2050. Autre estimation marquante : la croissance de la population active africaine représentera, selon un rapport de l’ONU, les deux tiers de la croissance de la population active dans le monde d’ici 2050.Quant au rythme d’urbanisation du continent (+ 3,4 % par an), il est le plus élevé au monde. La part des citadins est actuellement de 40 % (contre 14 % en 1950) et atteindra probablement 56 % vers 2050. Là encore, le rythme diffère selon les pays : s’il est rapide en Angola, au Nigeria ou au Botswana, il ne dépasse pas 20 % au Mali, en Éthiopie ou au Niger. Ces données sont toutefois à considérer avec prudence, reposant sur des bases souvent fragiles (méthodologies disparates et floues, statistiques lacunaires, etc.), comme l’a mis en évidence Morten Jerven dans Poor Numbers (2013). Il faut dès lors considérer ces chiffres comme des indicateurs significatifs – et non représentatifs – de tendances, de transformations socio-économiques réelles. Émergence de classes moyennes? Ces dynamiques économiques et démographiques ont modifié la perception du continent africain de nombreux acteurs : cabinets de conseil, médias, organisations internationales de développement, experts… Depuis les années 2010, et de manière croissante, l’Afrique est dépeinte comme un continent émergent,  fourmillant de marchés potentiels, portés notamment par une demande intérieure en hausse (+ 5,3 % hors inflation en moyenne par an entre 2000 et 2013, selon la Banque mondiale).Popularisées par le rapport de 2011 de la Banque africaine de développement (BAD), les « classes moyennes africaines » sont devenues un symbole de ces attentes. La sphère médiatique a contribué à diffuser l’image de ces nouvelles classes moyennes, évaluées à 300 millions de personnes, associées à la consommation et à la fréquentation des centres commerciaux. Ici encore, la prudence est pourtant de mise. Les situations locales varient, et le terme même de classe moyenne est polysémique, englobant et ambigu. Il peut recouvrir des réalités sociales particulièrement variées, en fonction des critères de définition retenus. L’étendue de la fourchette statistique retenue par la BAD pour dénir les classes moyennes africaines – une capacité de consommation par jour et par tête située entre 2 et 20 dollars en parité de pouvoir d’achat – est significative : quelle peut être la cohérence sociale d’un agrégat aussi large ? Ce même rapport met en évidence que l’essentiel de ces classes moyennes africaines se situe dans la tranche basse (de 2 à 4 dollars) : cette floating class représenterait 20 % de la population africaine,  alors  que  le  reste  de  la  classe  moyenne  représenterait  14  %  (lower middle class, de 4 à 10 dollars, et upper middle class, de 10 à 20 dollars).
L’essentiel de la dynamique d’enrichissement concerne donc des ménages sortis de la grande pauvreté, mais pas de la précarité (risque de déclassement omniprésent). Il s’agit donc de personnes pouvant satisfaire leurs besoins de base (se nourrir, se loger) et disposant d’un revenu discrétionnaire minime mais réel, qui leur permet d’épargner de petites sommes et de scolariser leurs enfants dans des écoles privées. Les autres groupes disposent quant à eux d’un revenu discrétionnaire plus significatif, permettant une réelle diversification des pratiques de consommation, et surtout l’épargne de sommes plus importantes et, pour certains, la réalisation de projets d’investissement (maison, affaires, etc.).On est donc loin de l’image d’une classe moyenne homogène et stabilisée, et l’usage du pluriel est indispensable pour saisir ces catégories : le terme de couches socio-économiques intermédiaires est plus approprié. Il est cependant indéniable que d’importantes transformations sociales sont en cours, un nombre croissant d’Africains connaissant une amélioration tendancielle de leur niveau de vie.
Des défis robustes
Ces mouvements d’enrichissement relatif n’empêchent pas la persistance des inégalités et de la pauvreté. Concernant les inégalités, les situations diffèrent selon les pays (la société sud-africaine est la plus inégalitaire du continent ; l’Éthiopie, la Tanzanie, le Niger, le Burkina, le Ghana, la Mauritanie figurent parmi les moins inégalitaires), mais la croissance des dernières années ne semble pas les avoir résorbées. Il n’existe en effet pas de lien de causalité direct entre croissance et développement. La République démocratique du Congo (RDC) figure parmi les pays dont la croissance du PIB a été la plus rapide (près de 9 % entre 2013 et 2014) et figure également parmi ceux du bas du classement mondial en termes d’indice du développement humain (IDH). À Nairobi, près de 60 % d’une population de 2,3 millions d’habitants vit dans des bidonvilles. Et les pays les plus prospères du continent sont aussi les plus inégalitaires. L’accroissement de la population et sa jeunesse représentent certes des opportunités, mais constituent autant de défis. La croissance de la population est régulièrement associée à la notion de dividende démographique : une population jeune en plein essor gonfle les rangs de la population active et crée de la croissance économique – dans la mesure où les ressources disponibles augmentent en même temps que le nombre d’actifs. Ce phénomène ne fonctionne toutefois que lorsque le marché du travail peut absorber ce nombre grandissant de jeunes actifs potentiels. Pour l’heure, si le nombre de jeunes diplômés est en augmentation constante (la fréquentation de l’enseignement supérieur a plus que doublé entre 2000 et 2010 selon l’Unesco), celui des jeunes en recherche d’emploi l’est tout autant. D’après la Banque mondiale, les taux de chômage des jeunes (15-24 ans) les plus élevés se situent entre 30 et 50 % (Gabon, Mozambique, Bostwana, Afrique du Sud) et les plus bas entre 5 et 8 % (RDC, Tanzanie, Niger, Nigeria, Éthiopie). L’avenir de ces dynamiques démographiques et économiques dépendra donc de la capacité des économies et des États à créer de l’emploi.
Une urbanisation massive
Si les grandes villes africaines constituent des viviers de croissance, les phénomènes de forte densité urbaine et d’étalement urbain, s’ils sont mal maîtrisés, sont préoccupants. La question des infrastructures et de l’accès aux services urbains est essentielle. Les disparités entre quartiers – ceux où les services publics de base sont garantis et les autres – sont souvent aiguës et source de tensions. À Kinshasa, il n’y a guère que la Gombé, le quartier des affaires, pour jouir d’un approvisionnement quotidien en eau et en électricité. Certaines politiques de modernisation des villes sont aussi porteuses de risques de tensions. À Addis-Abeba, la politique qui vise à transformer la capitale en ville-vitrine, à hauteur de son statut diplomatique et de la croissance économique du pays, conduit à une recomposition socio-spatiale préoccupante. Dans une ville souvent citée en exemple réussi de mixité sociale, où se côtoyaient habitat en semi dur et villas, des quartiers entiers sont détruits pour être reconstruits en hauteur, et leurs habitants les plus précaires sont relégués dans des zones de plus en plus périphériques, souvent isolées. Ces reconfigurations portent le risque de phénomènes de fragmentation sociale, déjà tristement illustrés par les grandes villes d’Afrique du Sud, du Nigeria ou du Kenya. Les villes des pays les plus prospères sont aussi souvent les plus dangereuses. Les villes ne doivent pas devenir de nouveaux moteurs d’exclusion et de violence : voilà un enjeu majeur de ces phénomènes d’urbanisation et de croissance. Les disparités spatiales intra-pays sont aussi préoccupantes. La tendance – portée par la vision « émergence » – à concentrer les efforts de la puissance publique sur l’évolution rapide des grandes villes crée des écarts de plus en plus criants entre ces dernières et les petites villes, ou des zones rurales marginalisées. Si les mouvements sociaux sont plus visibles dans les capitales – et provoquent d’autant plus la crainte des gouvernements –, les révoltes se développent bien souvent en milieu rural, comme c’est le cas en Éthiopie où les troubles politiques des dernières années sont le fait de mouvements populaires ruraux. Des transformations socio-économiques profondes sont à l’œuvre sur le continent africain. Elles sont cependant variées, inégales et encore inabouties : l’avenir de ces dynamiques reste aujourd’hui incertain sur de nombreux aspects. Leur avenir dépendra fortement de la volonté des États de ne pas creuser les inégalités sociales et territoriales, qui produisent les exclus de l’émergence.
Extrait de la revue « RAMSES 2018 »
Ramses 2018
ollection : 
Parution : 
septembre 2017


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