dimanche 29 septembre 2019

Conclusion du chapitre n° 15



Quel avenir pour l’Union européenne ?
Il me reste avant de conclure à revenir sur l’Union européenne (UE) et ses crises. Mais un problème n’est jamais bien posé si on ne le situe pas dans son juste cadre. Comment formuler celui daujourd’hui ? Trop souvent, les citoyens européens et leurs représentants perdent de vue la guerre européenne de trois générations, du conflit franco-prussien de 1870 à la Seconde Guerre mondiale. A fortiori considèrent-ils l’histoire antérieure du continent comme de la préhistoire. Or le chaos du Moyen-Orient contemporain, ou l’instabilité potentielle de l’Asie de l’Est, deux bons exemples de régions dépourvues d’un système de sécurité collective au sens large, permettent d’imaginer ce qui risquerait d’advenir en Europe si l’Union commençait à se défaire. Le projet de construction d’une unité politique d’un type nouveau – apte à assurer la sécurité et la prospérité de ses membres sans abolir l’identité de chacun, avec de surcroît l’ambition d’exercer un rôle actif et constructif dans le projet encore plus vaste de consolider un système de sécurité collective à l’échelle planétaire –, ce projet-là est aussi pertinent un siècle après la fin de la  Première Guerre  mondiale qu’au lendemain de la  Seconde. Il  doit  s’inscrire aujourd’hui dans un contexte très différent d’alors, celui de la concurrence entre les États-Unis et la Chine, avec en ligne de mire l’échéance de 2049 dont j’ai parlé précédemment.
Trente ans est  un horizon temporel significatif pour les très grandes décisions, par exemple pour la construction de systèmes de défense et de sécurité ou, en matière économique, pour faire émerger une monnaie internationale remplissant les trois fonctions de toute monnaie : étalon de valeur, instrument des échanges, instrument de réserve.
Sans renoncer à l’idée que sur la très longue durée elle continue d’avoir vocation à s’étendre, l’ambition de l’UE, à l’horizon de trente ans, doit être de renforcer ses structures sociales et économiques en améliorant considérablement les modes de coopération entre les actuels États membres pour en harmoniser les actions ; de mettre en place – sans renoncer à l’assurance en dernier ressort de l’Alliance atlantique – une véritable politique de sécurité commune tournée vers l’intérieur (aspects internes de la lutte contre le terrorisme ou cyber sécurité par exemple), et vers l’extérieur (prévention et dissuasion des menaces particulièrement en provenance de ses flancs sud et est) ; de renforcer la zone euro (Union monétaire, Fonds monétaire européen…) et au-delà de faire effectivement de l’euro une monnaie internationale, qui garantisse aussi l’indépendance de cette monnaie par rapport à l’instrumentalisation politique du dollar et demain sans doute du renminbi.
L’Union devra nécessairement apprendre à s’accorder sur les aspects essentiels d’une politique étrangère commune. Au-delà des problèmes sécuritaires immédiats comme l’indispensable renforcement des frontières, elle a en tant que telle intérêt à soutenir puissamment le développement de l’Afrique en donnant la priorité au nord de l’équateur, et à œuvrer pour l’établissement d’un ordre stable au Moyen-Orient. Cette condition est nécessaire pour toute politique migratoire de long terme. Elle a aussi intérêt à œuvrer, avec  l’Ukraine et la Russie, à  l’actualisation et la rénovation du système de sécurité collective issu des accords  d’Helsinki de 1975. Elle devra impérativement définir un cadre pour la relation de ses membres avec la Chine.
Tout cela suppose une énorme détermination sur la longue durée, alors que notre culture politique et les institutions existantes nous y préparent mal. Les membres de l’UE semblent aujourd’hui mieux conscients de la nécessité de surmonter les différences profondes entre les États membres en matière de culture de défense, mais  la  difficulté  est  du  même  ordre  en  ce  qui  concerne  l’économie   l’on constate une véritable fracture nord-sud – le nord autour de l’Allemagne, le sud autour de la France ou de l’Italie. Tout grand projet part d’une vision à long terme, et celle-ci manque cruellement à l’Europe d’aujourd’hui. Je ne pense pas qu’elle puisse émerger spontanément des gouvernements, de la Commission ou des seules initiatives individuelles ou associatives. En revanche, à la veille du 40e anniversaire de l’Ifri, je n’hésite pas à dire que les think tanks européens pourraient s’atteler à cette tâche et coopérer pour faire éclore un texte dont, le moment venu, les dirigeants pourraient s’emparer.
Lorsqu’on a une vision à long terme, même au départ embryonnaire et floue, il est beaucoup plus facile de traiter les problèmes de moyen terme. Et ceux-ci ne manquent pas aujourd’hui à l’Union : il faut réussir un Brexit qui – pour paraphraser ce qu’écrivait Jacques Bainville dans un contexte certes totalement différent – ne serait ni trop mou pour ce qu’il aurait de dur, ni trop dur pour ce qu’il aurait de mou ; mettre en place une politique d’immigration et pour les réfugiés qui ne risque pas de faire le jeu des populismes et de nous fracturer encore davantage ; lutter pour récupérer les pays qui ont porté au pouvoir des partis populistes ; parachever l’union monétaire, etc. Dans les prochaines années, le risque principal est que, sans se défaire formellement, l’Union se dégrade en une vague confédération. Au lendemain de la chute du communisme, un débat avait eu lieu pour trancher entre l’idée d’un élargissement immédiat de la Communauté aux pays qu’on appelait encore d’Europe de l’Est, et celle de maintenir cette Communauté en l’état tout en mettant en place une Confédération plus vaste et moins ambitieuse. La première voie a été choisie.
Un quart de siècle plus tard, il s’agit d’éviter qu’on ne se retrouve dans une sorte de Saint-Empire plus ou moins romain et germanique, où le Parlement de Strasbourg tiendrait la place de la Diète de Ratisbonne. Et l’on sait que cet « empire » n’a jamais empêché les guerres entre ses membres.
Pour infléchir le cours des choses, l’Union doit à présent privilégier  l’efficient par rapport au dignified. Celui-ci ne viendra qu’après un accord sur un  projet à long terme partagé par les États membres. Mais l’efficient est difficile quand les institutions sont inefficaces. D’où l’importance du leadership, que pour sa part Emmanuel Macron essaie d’exercer, malheureusement sans le soutien qu’il aurait pu obtenir si Angela Merkel était sortie plus libre des élections allemandes de l’automne 2017. Je crois que la priorité des priorités n’est pas la réforme des institutions et les sempiternels débats idéologiques sur leur caractère plus ou moins démocratique, mais la recherche de solutions concrètes aux problèmes qui, dans tous les pays membres, touchent les gens.
Le temps de l’action est d’autant plus venu pour les Européens que le président des États-Unis brille, lui, par une autosatisfaction sans limite et une absence totale de vision à long terme. C’est à tort que certains parlent d’une tendance à l’isolationnisme. Sans doute la mondialisation est-elle susceptible de plus et de moins, mais en tant qu’elle résulte de vagues déferlantes d’innovation technologique, elle est irréversible. L’Amérique n’est pas isolationniste. Elle est introvertie. Trump n’est pas à l’image de Harvard, mais à celle des aventuriers de la conquête de l’Ouest, qui se souciaient fort peu des grandes idées mais voulaient des résultats, au service de leurs intérêts hic et nunc. Comme Margaret Thatcher wanted her money back, Donald Trump veut que les autres paient. Pour tout. Quand bien même disparaitrait-il de la scène politique aujourd’hui, il aurait rendu au monde l’immense service de montrer que l’Amérique peut piétiner ce qui n’aurait pu exister sans elle : un système d’institutions capable de policer l’interdépendance. L’Europe sait maintenant que les institutions euro-atlantiques sont mortelles, même à court terme. Le principe de l’entropie enseigne que la destruction d’un ordre conduit au chaos.
Mais dans les affaires humaines comme dans le monde inanimé, du chaos finit par émerger un nouvel ordre, celui-là parfois totalement imprévisible exante. Si nous n’y prenons garde, le monde d’après-demain pourrait ressembler davantage à celui de l’entre-deux-guerres qu’à celui de la « fin de l’Histoire ». Il est temps que, sans complexe, les Européens se réveillent.






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