Quel avenir pour l’Union européenne ?
Il me reste avant de conclure à revenir sur
l’Union européenne (UE) et ses crises. Mais un problème n’est jamais bien posé
si on ne le situe pas dans son juste cadre. Comment formuler celui d’aujourd’hui ? Trop souvent, les citoyens européens et leurs représentants
perdent de vue la guerre européenne de trois générations, du conflit
franco-prussien de 1870 à la Seconde Guerre mondiale. A fortiori considèrent-ils
l’histoire antérieure du continent comme de la préhistoire. Or le chaos du
Moyen-Orient contemporain, ou l’instabilité potentielle de l’Asie de l’Est, deux
bons exemples de régions dépourvues d’un système de sécurité collective au sens
large, permettent d’imaginer ce qui risquerait d’advenir en Europe si l’Union commençait
à se défaire. Le projet de construction d’une unité politique d’un type nouveau
– apte à assurer la sécurité et la prospérité de ses membres sans abolir
l’identité de chacun, avec de surcroît l’ambition d’exercer un rôle actif et constructif
dans le projet encore plus vaste de consolider un système de sécurité collective
à l’échelle planétaire –, ce projet-là est aussi pertinent un siècle après la fin
de la Première Guerre mondiale qu’au lendemain de la Seconde. Il doit s’inscrire aujourd’hui dans un contexte très
différent d’alors, celui de la concurrence entre les États-Unis et la Chine,
avec en ligne de mire l’échéance de 2049 dont j’ai parlé précédemment.
Trente ans est un horizon temporel significatif pour les très
grandes décisions, par exemple pour la construction de systèmes de défense et
de sécurité ou, en matière économique, pour faire émerger une monnaie
internationale remplissant les trois fonctions de toute monnaie : étalon de
valeur, instrument des échanges, instrument de réserve.
Sans renoncer à l’idée que sur la très longue
durée elle continue d’avoir vocation à s’étendre, l’ambition de l’UE, à
l’horizon de trente ans, doit être de renforcer ses structures sociales et
économiques en améliorant considérablement les modes de coopération entre les
actuels États membres pour en harmoniser les actions ; de mettre en place –
sans renoncer à l’assurance en dernier ressort de l’Alliance atlantique – une
véritable politique de sécurité commune tournée vers l’intérieur (aspects
internes de la lutte contre le terrorisme ou cyber sécurité par exemple), et
vers l’extérieur (prévention et dissuasion des menaces particulièrement en
provenance de ses flancs sud et est) ; de renforcer la zone euro (Union monétaire,
Fonds monétaire européen…) et au-delà de faire effectivement de l’euro une
monnaie internationale, qui garantisse aussi l’indépendance de cette monnaie
par rapport à l’instrumentalisation politique du dollar et demain sans doute du
renminbi.
L’Union devra nécessairement apprendre à
s’accorder sur les aspects essentiels d’une politique étrangère commune.
Au-delà des problèmes sécuritaires immédiats comme l’indispensable renforcement
des frontières, elle a en tant que telle intérêt à soutenir puissamment le
développement de l’Afrique en donnant la priorité au nord de l’équateur, et à
œuvrer pour l’établissement d’un ordre stable au Moyen-Orient. Cette condition
est nécessaire pour toute politique migratoire de long terme. Elle a aussi
intérêt à œuvrer, avec l’Ukraine et la
Russie, à l’actualisation et la
rénovation du système de sécurité collective issu des accords d’Helsinki de 1975. Elle devra impérativement
définir un cadre pour la relation de ses membres avec la Chine.
Tout cela suppose une énorme détermination
sur la longue durée, alors que notre culture politique et les institutions
existantes nous y préparent mal. Les membres de l’UE semblent aujourd’hui mieux
conscients de la nécessité de surmonter les différences profondes entre les
États membres en matière de culture de défense, mais la difficulté
est du même
ordre en ce qui concerne
l’économie où l’on
constate une véritable fracture nord-sud – le nord autour de l’Allemagne, le
sud autour de la France ou de l’Italie. Tout grand projet part d’une vision à
long terme, et celle-ci manque cruellement à l’Europe d’aujourd’hui. Je ne
pense pas qu’elle puisse émerger spontanément des gouvernements, de la
Commission ou des seules initiatives individuelles ou associatives. En
revanche, à la veille du 40e anniversaire de l’Ifri, je n’hésite pas à dire que
les think tanks européens pourraient s’atteler à cette tâche et coopérer pour
faire éclore un texte dont, le moment venu, les dirigeants pourraient
s’emparer.
Lorsqu’on a une vision à long terme, même au
départ embryonnaire et floue, il est beaucoup plus facile de traiter les
problèmes de moyen terme. Et ceux-ci ne manquent pas aujourd’hui à l’Union : il
faut réussir un Brexit qui – pour paraphraser ce qu’écrivait Jacques Bainville
dans un contexte certes totalement différent – ne serait ni trop mou pour ce
qu’il aurait de dur, ni trop dur pour ce qu’il aurait de mou ; mettre en place
une politique d’immigration et pour les réfugiés qui ne risque pas de faire le
jeu des populismes et de nous fracturer encore davantage ; lutter pour
récupérer les pays qui ont porté au pouvoir des partis populistes ; parachever
l’union monétaire, etc. Dans les prochaines années, le risque principal est
que, sans se défaire formellement, l’Union se dégrade en une vague
confédération. Au lendemain de la chute du communisme, un débat avait eu lieu
pour trancher entre l’idée d’un élargissement immédiat de la Communauté aux
pays qu’on appelait encore d’Europe de l’Est, et celle de maintenir cette
Communauté en l’état tout en mettant en place une Confédération plus vaste et
moins ambitieuse. La première voie a été choisie.
Un quart de siècle plus tard, il s’agit
d’éviter qu’on ne se retrouve dans une sorte de Saint-Empire plus ou moins
romain et germanique, où le Parlement de Strasbourg tiendrait la place de la
Diète de Ratisbonne. Et l’on sait que cet « empire » n’a jamais empêché les
guerres entre ses membres.
Pour infléchir le cours des choses, l’Union
doit à présent privilégier l’efficient par
rapport au dignified. Celui-ci ne viendra qu’après un accord sur un projet à long terme partagé par les États
membres. Mais l’efficient est difficile quand les institutions sont inefficaces.
D’où l’importance du leadership, que pour sa part Emmanuel Macron essaie
d’exercer, malheureusement sans le soutien qu’il aurait pu obtenir si Angela
Merkel était sortie plus libre des élections allemandes de l’automne 2017. Je
crois que la priorité des priorités n’est pas la réforme des institutions et
les sempiternels débats idéologiques sur leur caractère plus ou moins
démocratique, mais la recherche de solutions concrètes aux problèmes qui, dans
tous les pays membres, touchent les gens.
Le temps de l’action est d’autant plus venu
pour les Européens que le président des États-Unis brille, lui, par une
autosatisfaction sans limite et une absence totale de vision à long terme.
C’est à tort que certains parlent d’une tendance à l’isolationnisme. Sans doute
la mondialisation est-elle susceptible de plus et de moins, mais en tant
qu’elle résulte de vagues déferlantes d’innovation technologique, elle est
irréversible. L’Amérique n’est pas isolationniste. Elle est introvertie. Trump
n’est pas à l’image de Harvard, mais à celle des aventuriers de la conquête de
l’Ouest, qui se souciaient fort peu des grandes idées mais voulaient des
résultats, au service de leurs intérêts hic et nunc. Comme Margaret Thatcher wanted her money back, Donald Trump veut que les
autres paient. Pour tout. Quand bien même disparaitrait-il de la scène politique
aujourd’hui, il aurait rendu au monde l’immense service de montrer que
l’Amérique peut piétiner ce qui n’aurait pu exister sans elle : un système d’institutions
capable de policer l’interdépendance. L’Europe sait maintenant que les
institutions euro-atlantiques sont mortelles, même à court terme. Le principe
de l’entropie enseigne que la destruction d’un ordre conduit au chaos.
Mais dans les affaires humaines comme dans le
monde inanimé, du chaos finit par émerger un nouvel ordre, celui-là parfois
totalement imprévisible exante. Si nous n’y prenons garde, le monde
d’après-demain pourrait ressembler davantage à celui de l’entre-deux-guerres
qu’à celui de la « fin de l’Histoire ». Il est temps que, sans complexe, les
Européens se réveillent.
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