jeudi 17 janvier 2019

Un Moyen-Orient en feu


Un Moyen-Orient en feu
La décomposition annonce-t-elle  la recomposition ?
Ingérences extérieures, déstabilisation de régimes discrédités, divisions communautaires et religieuses : le Moyen-Orient explose. Les réponses internes des régimes oscillent entre autoritarisme et impuissance. Et les pressions extérieures se dispersent entre interventionnisme russe et pusillanimité occidentale. Le Moyen-Orient ne semble guère proche de connaître la paix des démocraties. Le Moyen-Orient a toujours été une zone de turbulences où s’opposèrent de nombreux envahisseurs. Pendant près de deux siècles, il fut le théâtre  d’affrontements entre grandes puissances et, plus récemment, un des champs de bataille de la guerre froide. Mais la région a rarement connu un tel chaos : guerre civile en Syrie et au Yémen, confusion au Liban, anarchie en Libye, naissance d’un État terroriste en Syrie et en Irak, profusion de groupes  djihadistes, incertitude sur la stabilité de la Turquie – un chaos qui a des conséquences directes sur la sécurité des voisins, mais aussi sur celle des pays  occidentaux, notamment en Europe. Cette dernière est en effet concernée pour de multiples raisons : relations historiques, proximité géographique, caractère stratégique de la région, impact en termes de politiques intérieures. Des responsabilités partagées La complexité de la situation fait écho à la complexité des causes. La cause univoque et évidente ne peut relever que de la théorie du complot. Des ingérences occidentales persistantes Les ingérences répétées de l’Europe, et plus récemment des États-Unis, dans une région stratégique et sensible sont aujourd’hui largement dénoncées, les plus anciennes comme les plus récentes. Il y aurait un complot de l’Occident, qui serait responsable de tous les malheurs du Moyen-Orient. Georges Corm, ancien ministre des Finances libanais, disait en 2003, soit bien avant le chaos actuel : « Ce sont les Occidentaux qui [y] ont semé les graines de la violence et du fanatisme.» Ce point de vue est largement partagé par les opinions publiques locales, qui rappellent à foison les conséquences des décisions prises par les pays alliés – essentiellement la France et la Grande-Bretagne – entre 1917 et 1923, « la décennie qui ébranla le Moyen-Orient2 ». Les accords Sykes-Picot et les décisions des Alliés au lendemain de la guerre sont ainsi largement mis en cause, y compris par l’État islamique (EI). S’il est juste de dire que les États établis à cette époque étaient artificiels, que leurs frontières voire leur existence étaient contestées, et qu’ils ont été créés sans consultation des populations locales et contre la volonté des mouvements nationalistes arabes3, il est pourtant difficile d’imputer tous les malheurs du Moyen-Orient actuel à des décisions qui remontent à près d’un siècle. Il est vrai, en revanche, que des interventions plus récentes ont eu un réel effet déstabilisateur. L’intervention américaine en Irak en 2003, censée promouvoir la démocratie et une économie de marché, a été un fiasco politique et militaire majeur de la diplomatie américaine. Cette intervention a en effet eu un double effet pervers. Elle a débarrassé l’Iran de son principal ennemi, Saddam Hussein, et lui a ainsi ouvert un espace d’influence continu au Moyen-Orient arabe, de Bagdad à Beyrouth. Le jeu de la démocratie a mis en place à Bagdad un gouvernement chiite dont Téhéran est un « protecteur » actif. En outre, la décision prise en mai 2003 par le proconsul américain Paul Bremer de dissoudre le parti Baas et l’armée irakienne, a conduit les cadres de ces derniers à rejoindre les insurgents, notamment Al-Qaïda puis l’EI. En Libye, les conséquences de l’intervention de l’OTAN, menée par la France et la Grande-Bretagne, a eu des conséquences tout aussi désastreuses. Les conditions de mise en œuvre de la résolution 1973 de mars 2011 du Conseil de sécurité, ont largement dépassé la « Responsabilité de protéger » censée l’inspirer, et abouti à un regime change bâclé.
Des gouvernements en échec.
De fait, les gouvernements de la région qui se sont succédé, soit dans les nouveaux États créés sur les ruines de l’Empire Ottoman, soit dans des États qui avaient déjà une histoire ancienne comme l’Égypte, portent également une lourde responsabilité. Au début des années 2000, la plupart des pays du Moyen-Orient étaient gérés par des régimes autocratiques vieillissants, « non inclusifs », prédateurs et corrompus qui, s’appuyant essentiellement sur l’armée et la police, avaient perdu toute légitimité. Le rôle des services de renseignement – les moukhabarat – au sein des pouvoirs était prédominant. Face à une pression démographique non maîtrisée, leur gouvernance a été désastreuse, au plan économique comme en matière sociale, ainsi que l’ont souligné, pour la période récente, les différents rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sur le développement humain dans les pays arabes, publiés à partir de 2002. Ces gou-vernements se sont avérés incapables de fournir des emplois à une jeunesse de plus en plus connectée sur les réseaux sociaux mais frustrée car ayant reçu une formation de médiocre qualité, inadaptée au monde du travail, et souvent sans emploi. Le mal nommé « printemps arabes » qui se développe à partir de 2011 sanctionne cet échec, mais son propre échec contribue aussi à provoquer le chaos actuel. À l’exception de la Tunisie, les révoltes ont tourné court et n’ont pas permis de mettre en place des régimes stables et à caractère démocratique. Leur échec a de multiples causes, notamment la résilience de certains régimes, les divisions, l’absence de programme de gouvernement des opposants, leur manque de matu-rité politique et les erreurs commises par les mouvements islamistes. Tous ces éléments ont contribué à semer le chaos et créé un vide politique dans lequel se sont engouffrés les mouvements djihadistes. Certains pays ont basculé dans la guerre civile ou l’anarchie, alors que d’autres remettaient en place des régimes répressifs. Le retour à la stabilité – sauf dans les pays du Golfe – est pourtant loin d’être acquis. Le rejet des régimes en place, et d’une façon générale celui de toute autorité, par une jeunesse qui demeure foncièrement contestataire, laissent penser que l’impact de ces révoltes est loin d’avoir produit tous ses effets.
La montée de l’islam radical
Les mouvements islamistes ont connu depuis les années 1970 un nouvel essor, même s’ils ont une histoire parfois ancienne. Face aux échecs des pouvoirs en place, le slogan « l’Islam est la solution » a trouvé une forte résonance dans les opinons publiques. L’islamisme politique, incarné notamment par la confrérie des Frères musulmans (FM) fondée en 1928, s’est développé autour d’une exigence : que les États soient gouvernés selon les règles de la charia. Par ailleurs, on a pu constater, dans l’ensemble du monde musulman et en particulier au Moyen-Orient, la montée en puissance d’un islam d’inspiration salafiste, intolérant et violemment anti-occidental, largement promu et financé par des fondations et des universités saoudiennes, ainsi que par la Ligue islamique mondiale (LIM). Cette islamisation s’est accompagnée d’un ressentiment de plus en plus fortement exprimé contre les « ingérences » de l’Occident, taxé de stigmatisation des musulmans et d’hostilité envers l’islam. Une frange de cette mouvance devait basculer à compter des années 1980 dans le djihad, manipulé imprudemment en ses débuts par les États-Unis et  l’Arabie Saoudite pour contrer l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. En 1988, Ben Laden fonde Al-Qaïda ; en 2014, Daech impose son ordre sur un vaste territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie, et entend créer un véritable État islamique et rétablir le califat. Ce mouvement djihadiste d’un nouveau type, par l’importance de ses ressources, le nombre et le professionnalisme de ses combattants venant de l’ensemble du monde musulman mais aussi d’Europe, l’efficacité de sa communication et la violence de ses actions, représente une menace majeure qui dépasse de beaucoup le Moyen-Orient.
Des réponses inadaptées et en ordre dispersé
Le désarroi des gouvernements
Les gouvernements des pays du Moyen-Orient atteints par ce chaos oscillent entre volonté de réforme – souvent cosmétique – et actions répressives visant non seulement les mouvements radicaux mais aussi des éléments modérés. Pour le régime syrien, un opposant ne peut être qu’un terroriste. Le régime a usé de cet amalgame dès le début de la révolte contre des protestataires qui, au moins au début, se contentaient de défiler pacifiquement dans les grandes villes syriennes. En Irak, le Premier ministre a esquissé une ouverture limitée, pour inclure des personnalités sunnites dans le gouvernement à des postes de responsabilité, par exemple au ministère de la Défense, et engager une lutte contre la corruption. En Égypte, le régime militaire s’est engagé dans une politique répressive qui dépasse largement les mouvements radicaux pour toucher les Frères musulmans déclarés « mouvement terroriste », ainsi que les éléments libéraux, acteurs de la révolution de la place Tahrir. En Jordanie, quelques réformes cosmétiques, appuyées d’une aide américaine de grande ampleur, ont permis de maintenir le calme. De façon générale, les actions engagées nient la nécessité de réformes en profondeur, en particulier dans le domaine politique, au profit d’une attitude répressive qui, souvent, provoque de nouvelles violences. Les seuls acteurs locaux à mener une politique habile, ambiguë mais réaliste, sont les Kurdes. Aussi bien en Irak qu’en Syrie, ils essaient de consolider une situation d’autonomie de fait, étendant leur territoire à des zones de peuplement mixte où se trouvent également des populations arabes.
Des acteurs régionaux engagés
Pour la Turquie, l’objectif prioritaire est d’éradiquer le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et d’éviter la création d’un nouveau Kurdistan syrien, le Rojava, qui serait dirigé par le Parti de l’union démocratique (PYD), émanation locale du PKK. La lutte contre l’État islamique n’est pas encore un objectif déclaré, et longtemps Ankara a montré une certaine complaisance à son égard. Il semble pourtant qu’une inflexion se dessine : à l’évidence, l’EI a déclaré la guerre à la Turquie et organise des attentats de plus en plus fréquents et meurtriers sur son sol. L’Iran a pour sa part comme objectif essentiel de conserver, voire d’étendre, son influence dans le Moyen-Orient arabe, notamment à travers un appui politique, financier voire militaire aux communautés chiites, surtout à celles qui sont minoritaires. Il consolide ainsi sa présence en Irak, où la brigade Al-Qods, corps d’élite des Gardiens de la Révolution est très présente, en armant et encadrant les Unités de mobilisation populaires chiites. En Syrie, Téhéran apporte un soutien militaire massif : plus de 20 000 combattants – du Hezbollah libanais, des milices chiites composées de « volontaires » afghans ou irakiens – sont financés, armés et encadrés, par l’Iran. En outre, des « conseillers » iraniens sont très présents. De même, l’Iran soutient le Hezbollah dans sa volonté de contrôler la politique intérieure libanaise et exploite au Yémen un conflit tribal en apportant un soutien de circonstance aux milices houthistes. Un interventionnisme russe déterminé
Pour les acteurs extérieurs, on est frappé du contraste entre la détermination russe et le flottement occidental. Après  la décennie noire des années 1990, Moscou entend non seulement rétablir son influence sur les pays avec lesquels l’URSS avait des relations privilégiées, mais encore être active dans une zone où elle fut présente dès la période tsariste. Le président Poutine a noué des relations amicales avec Benjamin Netanyahou, la présence d’une forte communauté russe en Israël contribuant à expliquer ce lien. Le président russe a été reçu avec des égards remarqués par le maréchal Al-Sissi, qui entend se démarquer de son allié américain, avec lequel les relations sont quelque peu crispées. Pour la première fois un souverain saoudien va se rendre à Moscou Mais les deux points d’ancrage de la Russie au Moyen-Orient restent l’Iran et la  Syrie. En dépit des contentieux historiques, Moscou privilégie en Iran une Realpolitik qui a permis à Téhéran d’éviter des sanctions généralisées du Conseil de sécurité. En Syrie, dès le début des soulèvements en 2011, la Russie a apporté un soutien sans faille à un régime avec lequel elle entretient depuis des décennies des relations étroites. Tout l’incitait à montrer une telle détermination : les relations historiques, les liens personnels voire familiaux établis à la suite d’une coopération pluri-décennale, les liens du Patriarcat de Moscou avec la communauté chrétienne orthodoxe favorable au régime, des préoccupations de sécurité, la volonté de rejouer un rôle dans la région à un moment où les États-Unis s’en désengageaient.
Un Occident pusillanime
Le contraste est évident avec la politique des pays occidentaux, plus observateurs qu’acteurs. Les États-Unis ne cachent pas leur volonté de sortir du bourbier moyen-oriental au profit de la zone du Pacifique. Tout en exprimant une certaine sympathie rhétorique pour les printemps arabes, ils ont évité tout nouvel engagement. Le cas de la Syrie est exemplaire. En renonçant en août 2013, malgré les « lignes rouges » fixées, à intervenir militairement, les États-Unis ont perdu leur crédibilité et laissé champ libre à la Russie. Leur action contre l’État islamique n’est pas à la mesure de la menace qu’il représente : à l’évidence, pour les responsables de l’armée américaine la principale menace vient d’ailleurs, de Russie et de Chine. Dans la recherche d’une solution en Syrie, Washington apparaît en retrait, relayant les efforts russes, pour l’instant vains. Quant à l’Europe, vu les réticences de ses opinions, elle est d’une grande passivité. Il n’y a guère que la France qui soit engagée dans une politique active mais non dépourvue de contradictions. Engagé du côté des rebelles et de la promotion de la démocratie en Syrie ou en Libye, Paris a par ailleurs d’excellentes relations, accompagnées de retombées commerciales significatives, avec les régimes autocratiques saoudien ou égyptien. De plus en plus, la priorité française est clairement orientée vers la lutte contre la menace terroriste représentée par l’EI et les groupes djihadistes se réclamant de la mouvance d’Al-Qaïda.
Un avenir incertain
Cette situation chaotique risque de perdurer. Nul scénario laissant apparaître une recomposition ou une stabilisation du Moyen-Orient ne semble pour l’heure crédible. La pax americana que George W. Bush avait cru pouvoir imposer en 2003 apparaît rétrospectivement comme un facteur majeur de déstabilisation. Une aggravation du chaos ne peut être exclue. L’Égypte reste très vulnérable et la politique de ses autorités nourrit la radicalisation des Frères musulmans, dont une frange risque de plus en plus de basculer dans le terrorisme. Les États du Golfe – notamment l’Arabie Saoudite qui abrite une communauté chiite importante, et doit relever le défi d’une jeunesse nombreuse, connectée et sous-employée –, ne sont pas à l’abri de troubles graves. De nouvelles cartes commencent à être dessinées, notamment aux États-Unis. Mais l’abandon des frontières actuelles ne pourrait qu’aboutir à de nouvelles contestations et à de nouvelles violences L’hypothèse la plus probable, entre angélisme et catastrophisme, est sans doute un scénario gris où zones de stabilité coexisteraient avec zones de troubles. Des partitions pourront intervenir. D’ores et déjà, le retour à un Irak unié et stabilisé paraît peu probable : la réunication des trois entités existant de facto sera difficile à réaliser. Le rejet de la population sunnite reste très fort à l’égard du gouvernement chiite de Bagdad, et l’autonomie du Kurdistan est sans doute irréversible. Il en est de même en Libye, État structurellement fragile, où le clivage entre Tripolitaine et Cyrénaïque risque de persister. Quant à la Syrie, un redécoupage intérieur serait en toute hypothèse difficile du fait de l’imbrication des communautés religieuses ou ethniques. Le Moyen-Orient est entré dans une phase nouvelle de son histoire déjà riche en turbulences. Rien ne peut demeurer comme avant. Malgré l’échec des printemps arabes au Moyen-Orient, la contestation d’autorités réputées corrompues, répressives et amies de l’Occident est loin d’être terminée. Les sociétés d’Afrique du Nord  et  du  Moyen-Orient  sont  en  pleine  évolution  sous  l’effet  de  l’influence d’une jeunesse qui ne peut s’imaginer d’avenir. Le Moyen-Orient, mais aussi d’autres régions comme l’Europe, devront apprendre à vivre avec le terrorisme. Même si Al-Qaïda ou l’État islamique sont défaits militairement sur les territoires qu’ils contrôlent, leurs combattants ne resteront pas inactifs et se dirigeront vers d’autres terres de djihad. De façon plus générale, la déstabilisation du Moyen-Orient est en large part le reflet d’une crise profonde du monde musulman, déchiré par la fitna, la discorde entre les croyants. Un retour à la stabilité, dans toutes ses composantes, y compris sécuritaires, et ladaptation des pays musulmans à un modèle nouveau de gouvernance qui leur soit propre, ne peuvent être qu’une œuvre de longue haleine, et relevant de la responsabilité des pays eux-mêmes. L’Occident ne peut avoir qu’une influence marginale sur leur destin, en jouant un rôle d’accompagnement et de soutien discret, et non ingérant. Il doit éviter les erreurs du passé.
Denis Bauchard, Revue « RAMSESS 2017 » Eidtion DUNOD

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